LA “FILIERE BALKANIQUE” DE LA DROGUE

L'héroïne reste de très loin la drogue la plus utilisée en Europe, au vu de documents récents publiés au printemps de 1992 par les ministères de l'intérieur français et allemand, ainsi que par Interpol. En France, les décès par surdose ont augmenté de plus de 17% en 1991, passant de 350 à 411 ; 368 (90%), sont imputables à l'héroïne. En Allema-gne, l'augmentation de ce type de décès a été de 42% en 1991 et sera sans doute bien plus dramatique encore cette année. 500 surdoses mortelles, en effet, au premier semes-tre de 1992 contre 300 sur la même période l'an dernier.

Dans cette importation, plus massive chaque année, d'héroïne en Europe, la “Filière balkanique” joue un rôle désormais hégémonique. Selon Interpol, 70% des - 5,5 tonnes de cette drogue saisies en Europe en 1990 avait transité par la route des Balkans et la tendance n'a fait que s'accentuer depuis lors. Pour 1991 l'héroïne saisie en France provient en effet à 59% du “croissant d'or” (Afghanistan, Pakistan, etc.) et à 16% de la zone Liban, Syrie, Turquie. Si l'on y ajoute la “poudre” venue de Hollande, comptabilisée à part mais en grande partie produite dans ces mêmes pays, c'est au total, 80% de notre consommation nationale d'héroïne qui transite désormais par la route des Balkans. Le jadis célèbre “Triangle d'or” (Birmanie, Tha´lande, Chine) ne fournit plus, lui, que 11% du total des saisies...

En 1991, toujours selon Interpol, et pour le monde entier, 23 saisies majeures d'héroïne sur 41 impliquaient la filière turco-balkanique; deux tonnes de cette drogue ont été saisies dans 9 pays d'Europe, à bord de 46 camions turcs voyageant sous douane (Transport International Routier, TIR). Une situation telle que la police et la douane françaises ont mis au point des programmes spécifiques de recherche et de renseignement sur cette filière, baptisés “Probalkan”et “Balkaninfo”.
Produit à partir des champs de pavot des vallées afghanes et de ceux, libanais, de la Bekaa, l'opium est transformé en héroïne dans des laboratoires désormais situés dans des zones en guerre civile, échappant à tout contrôle étatique sérieux : “territoires tribaux” situés à cheval sur la frontière Pakistano-Afghane, Baloutchistan (Pakistan-Iran) et “Kurdistan” (Irak-Iran-Turquie). De là, la drogue pure est transportée par quintaux, parfois par tonnes, dans des camions qui rejoignent l'Europe via la Turquie, les Balkans ou encore par voie maritime. La route directe, jadis la plus utilisée avait Istanbul pour point de départ. De là, les camions gagnaient la Bulgarie puis la Yougoslavie et enfin l'Italie ou l'Autriche. Mais si, aujourd'hui, l'anarchie provoquée par les guerre civiles yougoslaves facilite la production et le stockage des stupéfiants, elle rend en revanche leur acheminement beaucoup plus hasardeux, du fait des combats, des barrages, etc. Deux autres routes ont donc été ouvertes pour acheminer l'héroïne vers le marché européen :

  La route maritime : convoyée jusqu'à Izmir, l'héroïne est chargée sur des camions qui empruntent des ferry-boats, soit jusqu'au sud de la péninsule italienne (Brindisi, Bari), soit au nord (Trieste). Une autre voie maritime fait passer la drogue, en plus petites quantités, de la côte sud de la Turquie vers les îles grecques les plus proches (archipel du Dodécanèse, entre Chios et Rhodes); de ces îles, la drogue est acheminée par ferry jusqu'au Pirée, puis, par la route, à Patras. Un autre trajet maritime à travers l'Adriatique et l'héroïne se retrouve en Italie, via Ancône ou Brindisi.

  La route du nord : d'Istanbul, les camions remontent sur la Bulgarie, puis la Roumanie. De là, ils rejoignent l'Autriche via la Hongrie, ou l'Allemagne via la Tchéco-slovaquie.
Stockée par la suite dans des pays tolérants comme la Hollande, ou un peu anarchiques comme l'Italie, l'héroïne est enfin livrée, par petits paquets d'un ou deux kilos, aux “semi-grossistes” des grandes métropoles européennes.

En janvier 1992, par exemple, la police allemande démantèle une filière qui importait en moyenne, depuis plusieurs années, 250 kg d'héroïne pure par trimestre dans la région de Hambourg. Une opération lourde et complexe : plus de cent commissaires et inspecteurs mobilisés durant un an, 65 trafiquants d'origines turque et kurde arrêtés dans le nord de l'Allemagne et deux “parrains”, Reza et Hamit A. interpellés dans le sud-est de la Turquie où ils vivaient paisiblement, en gentlemen-farmers au dessus de tout soupçon... En Allemagne même, le réseau faisait livrer la drogue à ses détaillants par des adolescents de 15 ou 16 ans, à l'abri des sanctions pénales les plus graves...

Une telle opération, ou encore l'interpellation à Nice, en février 91, d'un autre “parrain” turc, Hussein A... responsable de l'importation en France de plus de 300 kg d'héroïne pure en trois ans, ont permis aux polices française et allemande d'avoir la confirmation d'une évolution préoccupante : la prise en mains de plus en plus franche du trafic d'héroïne en direction de l'Europe occidentale par des groupes terroristes. Dans des affaires de Nice et de Hambourg en effet, mais également lors de saisies d'héroïne opérées à Trieste, à bord de ferryboats en provenance d'Izmir (70 kg en janvier 1992; 48 kg en juillet), une partie des individus arrêtés n'étaient pas de simples trafiquants, mais des militants de groupes indépendantistes ou même terroristes turcs ou kurdes.

Ces organisations armées, combattant pour l'instauration d'un régime marxiste-léniniste en Turquie, sur le modèle des Brigades rouges italiennes et aussi pour l'indépendance du Kurdistan, sont bien connues des polices européennes. Cela fait en effet des années que les éléments émigrés du Parti Communiste Turc-Marxiste-Léniniste (TKP-ML), de Dev.-Sol (Gauche révolutionnaire) et du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK) se financent par le racket des commerces turcs et kurdes, les escroqueries aux prestations sociales et l'immigration illégale de main-d'oeuvre. Mais le processus de paix amorcé au Proche-Orient, leur soutien à Saddam Hussein pendant la guerre du Golfe et l'effondrement du bloc de l'Est leur ont fait perdre une bonne partie de leurs soutiens et ils ont de plus en plus fréquemment recours au trafic de narcotiques pour financer leurs achats d'armes, d'explosifs et de munitions.

Cette fascination pour les profits massifs de la drogue n'est pas récente : dès 1983, les offices européens de lutte contre la toxicomanie signalaient la présence dans les filières turques de l'héroïne de militants du TKP-ML, de Dev.-Sol et des “Loups-gris” (nationalistes pan-turcs). En septembre 1985, la police arrête Bedri C., Sarp K; et Ali E, trois dirigeants du TKP-ML, dans leur hôtel de la rue du faubourg Saint-Denis, au coeur de la “petite Turquie” parisienne, en possession d'1,2 kg d'héroïne pure. En novembre 1987, Musa T., autre révolutionnaire turc, est arrêté alors qu'il vend de l'héroïne à Mulhouse. Il avoue que les profits du trafic servent à acheter des pistolets en Belgique ; les armes sont par la suite expédiées en Turquie par bateau.

Mais depuis 1989, la vente de drogue en Europe, finançant l'achat d'armes destinées aux guérillas turques a pris une dimension telle qu'elle renvoie les petits trafics du milieu de la décennie 80 au niveau du bricolage d'amateurs. A l'origine de cette aggravation, l'entrée dans la danse du PKK, bien que ses dirigeants nient avec véhémence être impliqués dans ce trafic. Des dénégations crédibles ? Belgique, juillet 1989 : Ylmaz S. et Ahmet Y., sympathisants connus du PKK, 60 kg de cocaïne ; Istanbul, septembre 1989 : Turgut S. : membre connu du PKK, 10 kg d'héroïne ; Arnhem, frontière germano-hollandaise, novembre 1990 : Gengiz B., connu comme membre du PKK : 48 kg d'héroïne ; Cologne, Allemagne, juillet 1991 : Vahittin K., “proche” du PKK : 2,5 kg d'héroïne; Istanbul, mai 1992 : Mehmet A. militant connu du PKK, 13,5 kg d'héroïne. Que de “coïncidences”. Les officiels allemands s'indignent-ils de ce trafic massif opéré par des réfugiés bénéficiant le plus souvent du droit d'asile pour raisons humanitaires ? Abdallah Ocalan, chef du PKK, déclare, début 1992 “Le PKK est en guerre contre l'Allemagne”...

Le PKK n'est pas seul en cause : fin 1991, la police arrête à Paris Abdulqadir G. alors qu'il revenait d'Allemagne avec deux de ses camarades et un chargement de produits chimiques destinés à la fabrication d'héroïne et de “crack” (des cristaux de coca´ne grossière fumés dans une pipe). Abdulqadir G. était également l'un des dirigeants de l' ”Association culturelle des travailleurs de Turquie en France” la vitrine légale du TKP-ML. Un groupe interdit de séjour dans notre pays pour cause de terrorisme.

Selon les enquêtes officielles turques ou européennes, le trafic de stupéfiants en direction de l'Europe n'est pas le fait des seuls groupes révolutionnaires, mais il est opéré le plus souvent par des joint-venture à base familiale, ou clanique, mêlant des éléments “politiques” à des gangs de la mafia turque, ou kurde implantés dans le sud-est de l'Anatolie. Facile, dans ces conditions, aux dirigeants des organisations révolutionnaires de désavouer, en les qualifiant de “renégats tombés dans le gangstérisme”, leurs militants capturés en possession de drogue.

 En avril 1992, un trafiquant de drogue a été arrêté à Salonique, dans le nord de la Grèce. Selon ses aveux, les 500 grammes d'héroïne qu'il transportait provenaient d'un laboratoire récemment monté à Skopje, en république de Macédoine. Interpol n'a pu que confirmer ses dires.

En septembre 1992, enfin, la police suisse a saisi plus de 10 kg d’héroïne au domicile d’un “Yougoslave” - sans plus de précision - demeurant à Saint-Cergues, dans l’ouest du pays. Cinq “Yougoslaves” ont été, à cette occasion, arrêtés et écroués.
 

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