INTRODUCTION
 
“Une nation est une collectivité d’individus réunie par une commune illusion sur ses origines et une haine commune de ses voisins” (Dicton britannique).
Difficultés de l’entreprise

D’abord, de rares points d’accord : le Kossovo est “une bombe à retardement”; la Bosnie-Herzégovine, une “poudrière”, la Macédoine, “un volcan au bord de l'éruption”; au-delà, l’ensemble balkanique est un casse-tête monstrueux. Mais, là s’arrête le consensus et qui s’intéresse à cette péninsule du sud-est de l’Europe, s'aperçoit vite qu’il entame un parcours du combattant à la fois historique, culturel, religieux, politique et militaire ; parsemé, en prime, de pièges diaboliques.

L’Histoire, pour commencer par elle, n’a rien fait pour faciliter l’entreprise : depuis deux millénaires, les peuples les plus divers - Grecs, Thraces, Illyriens, Slaves, Gitans, Turcs, etc. - sont venus s’engouffrer dans le fascinant cul-de-sac balkanique et s’y sont établis. Ces peuples ont embrassé par la suite toutes les variantes du christianisme, plusieurs de ses hérésies, l’Islam sunnite et ont passé un millénaire à tenter de s’anéantir ou de se convertir les uns les autres. Non sans succès, comme nous le verrons avec les Bosniaques, les Pomaks, etc. Rendant le tableau encore plus illisible, le califat Ottoman - une théocratie, par définition - a, durant plus de quatre siècles, distingué les populations des Balkans non par ethnie, ou par langue, mais par religion. Là-dessus, un réveil nationalitaire particulièrement explosif à la fin du XIXème siècle, suivi d’un entre-deux-guerres façon guerre civile libanaise et de quarante ans de glaciation communiste nous conduisent à l’imbroglio chaotique que nous connaissons aujourd’hui.

Là, sur le terrain, entre la Roumanie, la Hongrie, l’Autriche et l’Italie, au nord, la Grèce au sud, d’innombrables pièges attendent le chercheur, l’analyste, le journaliste; bien avant qu’il ne s'aventure à démêler les stratégies, les jeux de pouvoir, les combinazione politico-militaires, au moment même où il aborde le B-A BA et tente par exemple de comprendre qui est qui, quelle terre appartient à qui.

Dès cet instant, l’innocent se trouve emporté dans un tourbillon d’euphémismes ethniques, de recensements à surface variable et de courbes démographiques en accordéon; étrange happening politico-géographique que ses auteurs et interprètes, tous sélectivement amnésiques, ont en prime ponctué de purs et simples gags.

  Euphémismes : qu’est-ce que la “Bulgarie occidentale” ? C’est la Macédoine. La “Serbie du Sud” ? La Macédoine encore. Quelle est cette “part de l’héritage national hellénique” peuplée de “Grecs slavophones” ? La Macédoine toujours. Qui sont “Les plus purs des Croates” ? Les Bosniaques.
Quels sont ces “Serbes convertis de force à l’Islam” ? Les Bosniaques à nouveau. Qu’est-ce qu’un “Grec de langue roumaine” ? Un Valaque. Et la communauté des Bunjevci de Vo´vodine, est-elle “croate” ou “serbe catholique” ? Enfin, que dit le président de la “IIIème Yougoslavie”, Dobrica Cositch, de la situation actuelle au Kossovo ? “C'est la séquelle d'un triple colonialisme : ottoman, italien pendant la seconde guerre mondiale et communiste”. Conclusion : les Kossovars n'ont pas leur place en Serbie.

Cette volonté à peu près systématique de nier l’existence même du voisin rend la guerre civile, type balkanique, plus inexpiable encore que celle du Liban; là, chaque communauté, chaque milice, racontait des horreurs sur sa voisine mais ne songeait pas à en nier l’existence. Et puis -Soyons cynique un instant- il y avait, à côté même du Liban, la Syrie, d'autant plus capable de ramener l'ordre si on lui reconnaissait une suzeraineté de facto sur son petit voisin, qu'elle avait elle-même puissamment contribué à déclencher la guerre civile, avant de tout faire pour qu'elle s'éternise...

  Recensements et populations à surfaces variables : cette spécialité balkanique se pratique au sommet comme à la base. Au sommet, il s’agit pour un gouvernement de classer les populations, non en fonction de leurs identités proclamées, mais selon les alliances ou les affrontements du moment. Exemple : en 1946, Georgi Dimitrov regnante, il y avait en Bulgarie 252 908 Macédoniens, dont Dimitrov lui-même. A l’issue de la guerre civile grecque alors déchaînée, Staline espérait créer une Grande Macédoine, au c£ur d’une future Fédération communiste unifiée des Balkans. 1965 : Dimitrov et Staline disparus, Tito en rébellion, la Bulgarie réalise un nouveau recensement. Combien de Macédoniens ? 8 750... Situation inverse dans la République socialiste de Macédoine (Yougoslave). Là, en fonction des aléas de la répression et des facilités d’émigration, les populations musulmanes naviguent entre les catégories “Turc”, “Albanais” et “Musulman” proposées par les autorités. En 1953, à l’époque où le torchon brûlait entre Tito et l’Albanie, il y avait en Macédoine-Skopje 204 000 “Turcs”. Tito mort, il n’y en avait plus que 86 700 en 1981 mais, magie des vases communicants, le nombre d’ ”Albanais” avait augmenté d’autant...

  Amnésie sélective ? A propos de leurs minorités, même les plus minuscules, les autorités serbes invoquent à tout instant le respect des droits des nationalités; prônent une approche réaliste face aux poids démographiques respectifs; dénoncent des oppressions culturelles intolérables, etc. Ces mêmes officiels se murant dans un silence farouche dès qu’il est question de leur propre minorité albanaise du Kossovo...

  Gags : sur le territoire de l’ex-Yougoslavie, êtes-vous musulman, avec “m” minuscule ? Vous êtes croyant et respectez les règles coraniques. Mais portez-vous, sur votre document d’identité, la mention Musulman, avec un “M” majuscule ? Vous êtes alors un citoyen slave, ni orthodoxe ni catholique, de l'ex-Yougoslavie. A ce titre vous pouvez fort bien professer l’athéisme, vous gaver de porc et rentrer ivre tous les soirs, c’est sans importance... Plus fort encore : en Macédoine-Skopje, plusieurs dizaines de milliers de Gitans se sont en 1990 proclamés “Egyptiens” et “descen-dants des pharaons”, avant de se ruer sur le consulat d’Egypte pour y remplir des formulaires d’immigration. Eberlué, mais ferme dans son refus, le consul s'est borné à qualifier d’ ”irrationnelles” les demandes de ces “compa-triotes” inattendus. Mais les “fils des Pharaon” n’en n’ont pas démordu et exigent maintenant la création d’une catégorie “Egyptien” lors du prochain recensement... Apothéose : 60 000 Slovènes, lassés des questionnaires ethniques (“Etes-vous Slovène ? Et votre épouse ? Vous n'avez pas une grand-mère croate ou serbe ? etc.”) se sont déclarés “Esquimaux” au recensement qui a suivi l'indépendance de leur pays...
 

 retour | suite