L'attentat à la voiture piégée contre Bonaparte, rue Saint-Nicaise : une enquête antiterroriste voici (bientôt) deux siècles

 
"La police parisienne de Napoléon"
Jean Rigotard, préface de Jean Tulard
Bibliothèque Napoleonienne Tallandier

"Le soir de Noël [ 24 décembre 1800, 3 nivôse an IX] Bonaparte se rendait à l’Opéra pour écouter "La création" de Haydn. Alors que la voiture du Premier Consul venait de sortir du château des Tuileries et s'engageait vers la rue de la Loi, l'actuelle rue de Richelieu (l'Opéra se trouvait alors sur la place Louvois, en face de la Bibliothèque Nationale), une explosion retentit : un baril de poudre et de mitraille venait d'éclater dans la rue Saint-Nicaise qui traversait la place du Carrousel. Cet attentat fit de nombreux morts. Le cocher de Bonaparte, bien que fréquemment pris de boisson, était un excellent conducteur. Il eut la présence d'esprit d'accélérer le mouvement quand il se vit gêné par la charrette infernale sur le point d'exploser. De son côté, le conspirateur qui devait mettre le feu au baril de poudre attendit trop longtemps le signal de son complice... qui ne vint pas et fut lui-même rejeté contre un mur par le cheval d'un grenadier. Enfin, la mèche allumée mit plus de temps que prévu pour brûler. Quand le baril sauta, la voiture de Bonaparte avait déjà tourné et s'était éloignée : elle fut toutefois secouée par le souffle, mais le Premier Consul était indemne. Une des grandes affaires du Consulat commençait. (...)

Dubois [Le préfet de police] avait fait surveiller depuis quelques temps par ses inspecteurs divers individus qui lui paraissaient suspects : tout allait bien quand par la maladresse d'un agent, les conspirateurs se rendirent compte, soudain, que leurs manigances semblaient intéresser la police. A partir de cet instant, ils disparurent et l'on ne parvint plus à retrouver leur trace. Cependant, la veille de l'attentat, Dubois apprit par des indicateurs que " "l'affaire était proche ". Fouché écrit d'ailleurs dans ses "Mémoires" : "Le préfet de police et moi, nous fûmes informés la veille qu'on chuchotait dans certaines coteries un grand coup pour le lendemain. Cet avis était bien vague; chaque jours d'ailleurs, il nous en parvenait d'aussi alarmants. Toutefois, le Premier Consul en eut connaissance immédiatement par mes bulletins journaliers. Il parut, d'abord, hésiter le lendemain, mais sur le rapport de sa contre-police du "château", que la salle de l'Opéra venait d'être visitée et toutes les mesures de précaution prises, il demanda son carrosse et partit, accompagne de ses aides de camp Lannes, Bessières et Lauriston". Fouché attribue la malchance de la police dans cette affaire, au fait qu'a Paris n'existait pas une seule police, celle de la préfecture, qui relevait entièrement de son autorité, mais des réseaux de renseignement parallèles sous les ordres directs du Premier Consul. Cette situation déplorable conduisant a opposer plusieurs organisations entre elles, diminuait évidemment l'efficacité de l'appareil policier [Décidément, rien ne change jamais... NDLR]

( ... ) Dans la nuit même du 3 nivôse, à une heure du matin, Chazot, qui est commissaire de police des Tuileries et qui s'est transporté rue Saint-Nicaise dès qu'on l'a prévenu de l'explosion, rédige pour Dubois un premier rapport détaillé sur ce qu'il a appris. Après avoir dirigé les morts sur la morgue du Châtelet et fait évacuer les blesses, il se rend à nouveau à l'endroit où la machine infernale a explosé, c'est à dire "En face de la boutique du culottier Beirlé (qui dans cette affaire a perdu la vie, en laissant une jeune femme et un enfant de deux ans) et du dos de la maison ou sont installées les écuries du Consul Lebrun". Chazot a réquisitionné un charretier. Il lui fait charger dans sa voiture ce qui reste de la jument qui était attelée à la charrette des terroristes. Il précise que le train arrière de la bête a été entièrement emporté par la déflagration. Il ramasse, également, tous les débris qu'il peut trouver, notamment les deux brancards intacts et deux morceaux de roue. Sur ordre de Dubois, il envoie le tout dans la nuit à la préfecture de police.

Dès le lendemain, le préfet convoque à son bureau la vétérinaire Huzard, membre de l'Institut, et lui fait faire de la jument une description détaillée qu'il diffuse partout, notamment par l'intermédiaire des commissariats. Puis le 7 nivôse, il envoie une circulaire aux quarante-huit commissaires de police de Paris pour leur dire qu'un homme a été aperçu, blessé, juste après l'explosion et leur demander de regarder dans les maisons de santé et hôpitaux de leur division si les soins n'auraient pas été donnés la veine, dans la soirée, à un tel individu. Il leur demande, également, d'aller voir les maréchaux-ferrants situés dans leur ressort et les tonneliers, pour essayer de savoir qui a ferré la jument et qui a cerclé les barils de poudre posés sur la charrette.

Il fait également interroger les vingt-sept hommes de la Garde nationale sédentaire de Paris qui, par roulement, ont été de faction au poste de garde de la rue Saint-Nicaise le 3 nivôse. Limodin entend tous les soldats et gradés qui ont été de service ce jour-là de 10 heures du matin à 8 heures du soir. Il en retire la conviction qu'un des conspirateurs a allumé sa pipe au corps de garde entre 18 heures et 20 heures, le 3 nivôse, ce qui prouve son insouciance. Dubois estime que ce geste d'imprudence a pu ne pas être isolé et que c'est en accumulant tous les faits, même les plus petits, qu'on retrouvera les coupables. Il demande, à cet égard, dès le 4 nivôse, également à Limodin de se rendre rue Saint-Nicaise et d'en interroger systématiquement tous les habitants, en particulier ceux qui ont été blessés, pour relever tous les renseignements possibles.

Ayant appris dès le 6 nivôse (26 décembre) que la charrette aurait été placée avant l'explosion, pendant trois ou quatre jours, dans une auberge ou une maison du faubourg Poissonnière, par un individu qui a une cicatrice au-dessus de l'oeil gauche, et dont il joint le signalement, il demande au commissaire de police du quartier de s'informer immédiatement. Cette action minutieuse est payante, car soudain les hommes du préfet sont servis par la chance. En effet, un matin, ils auditionnent un marchand grainetier, nomme Lambel, qui habite 42, rue Meslay (Meslée à l'époque), non loin de la porte Saint-Martin. Celui-ci est venu dire spontanément que c'était lui qui avait vendu, le 27 frimaire, à une personne qui pouvait avoir participé au complot, et se disant marchand de toiles forain, la jument et la charrette qui a transporté le baril de poudre rue Saint-Nicaise. Lambel a formellement reconnu dans la cour de la préfecture la jument, le harnais et les débris de la charrette. Il dit qu’il a vendu le tout deux cents francs, "plus six francs pour boire". Lambel a amene l'animal et la voiture, le 29 frimaire (20 décembre 1800) au marchand forain, le citoyen Brunet, un ami, ayant été l'intermédiaire de la tractation. Tous trois sont allés dépenser les six francs, le lendemain, dans un restaurant de la rue du Temple. Questionné sur la conversation du "forain", Lambel dit qu'il parlait peu et de choses banales, et que de toutes façon il n'avait pas voulu dire son nom. Lambel fait une description très précise de ce curieux acheteur qui a tout l'aspect d'un chouan.

Le maréchal-ferrant Legros, 66, rue du faubourg du Temple, est venu, lui aussi, comme d'innombrables badauds, voir ce qui restait de la jument dans la cour de la préfecture de police (alors quai des Orfèvres). Mais il a un motif précis, car il ne lui faut que quelques secondes pour constater que c'est bien la même bête que celle qu'il a ferrée pendant quatre ans pour Lambel. Dubois tient donc là deux témoins précieux. En partant des renseignements qu'ils lui donnent, il va, pendant trois semaines, avec une patience de fourmi, remonter toute la filière. Brunet n'est pas inutile non plus, car il avait lui-même vendu a Lambel, quelques jours avant que celui-ci ne la cède au "forain", la fameuse charrette, et il l'a reconnue, lui aussi, formellement.

Dubois apprend, ainsi, que le "marchand forain" a loué une remise, 23, rue de Paradis (dans l'actuel X' arrondissement, à cent mètres du N° 51, occupé par la maréchale Marmont). Du propriétaire, le citoyen Mesnager, à la concierge, la citoyenne Rocher, en passant par les vingt locataires, le préfet de police fait interroger toutes les personnes ayant un rapport avec cet immeuble. Il apprend que c'est dans la remise, et dans le plus grand mystère, qu'a été organisé l'attentat. Une des locataires, la femme Thomas, qui a une âme de détective, avait été si intriguée par le comportement du "forain" qu'elle avait cru qu'il faisait de la contrebande; afin de découvrir son manège, elle avait même profité d'un trou dans le mur pour le surveiller, mais sans succès, parce qu'il parlait tout bas avec ses amis. "Comment, interrogent les collaborateurs de Dubois, il n'était pas seul ?". "Non, répond la femme, il venait généralement à la remise avec deux autres personnes et ils avaient ensemble de longs conciliabules."' La concierge Rocher fait, de son côté, le portrait de tous ces individus et décrit leurs vêtements. Les conjures se déguisent, d'ailleurs, certains jours, en commissionnaires, en endossant de grandes blouses bleues. Sait-elle leur adresse ? Malheureusement, non. ( ... )

La femme Thomas, épouse d'un loueur de carrosses, dit encore qu'elle a vu arriver la charrette 23, rue de paradis et qu'elle contenait deux caisses, qui paraissaient fort lourdes. Elle ajoute que la charrette et le cheval sont restés dans la remise, du 29 frimaire au 3 nivôse, jour de l’attentat, et que, le jour de l'explosion, l'attelage est parti pour ne plus revenir, vers 17 h 30 / 17 h 45. Le préfet de police retrouve également, Pierre Baroux, maître tonnelier, 22 rue de l'Echiquier, et son aide Louis Nouveau, qui ont cerclé de fer deux futailles que leur a commandées le "marchand forain". Ce sont celles qui ont été placées sur la charrette une fois remplies, de poudre et de mitraille pour l'une et de paille pour l'autre.

Le commissaire de police de la division du faubourg Poissonnière ne reste pas inactif lui non plus : cela permet d'apprendre qu’une des futailles qui ont été cerclées a été achetée par le "marchand forain", 22, rue de Paradis, chez un marchand de vin, situé en face de la remise où est parquée la jument. L'acheteur, qui ne prend guère de précautions, est allé laver la barrique dans la cour de l'immeuble du 22, avant de lui faire traverser la rue. Le marchand de vin donne un signalement de l'acquéreur qui confirme en tous points ce que l'on en sait déjà. L'imprudence des conspirateurs se confirme, eue aussi, car le concierge de l'immeuble du 23, rue de Paradis indique qu'il a été appelé un jour dans la remise par le "forain" et une autre personne qui était avec lui pour lui demander de percer un troisième trou à chaque brancard de la charrette, "afin d'en raccourcir l'attelage". Ce troisième trou a été constaté, également, par le grainetier Lambel.

La police s'est rendu compte au cours de ses recherches que le centre d'activité et les contacts du "marchand forain"' se situent dans les secteurs des portes Saint-Denis et SaintMartin et quil est connu sous le nom de "Petit François". Les policiers arrivent à retrouver sa soeur qui a habite rue Saint-Martin, au coin du boulevard du même non, puis s'est installée dans la même rue, au sixième étage d'un immeuble, en face de l'église Saint-Nicolas-des-Champs (encore dénommée à l’époque "Temple de l'Hymen"). Elle habite là avec ses deux filles. Elle s'appelle Carbon de son nom de jeune fille, et se fait appeler Valon, pour avoir vécu, un certain temps, avec un certain Alexandre Valon. C'est ainsi qu'on apprend que l'acheteur du cheval et de la charrette s'appelle François Carbon et que c'est bien le même homme à la cicatrice à l'oeil, celui qui est fiché comme chouan.

On arrête la mère et les deux filles et on les met au secret. Au cours de la perquisition de leur logement, on trouve un baril à moitié rempli de poudre très fine, des cartouches et un grand nombre d'habits d'hommes, dont François Carbon s'était servi et avec lesquels il avait été vu par les différents témoins entendus. Ces arrestations ont lieu le 25 nivôse et font faire un grand pas à l'enquête. Il va y en avoir d'autres. On interroge Catherine Valon, la soeur de François Carbon. Elle répond à tout avec la plus grande réticence, allant même jusqu'à dire que son frère est parti de Paris depuis un mois au moins, puis se contredit en reconnaissant qu'il lui a apporté récemment, un boisseau de pois et un de lentilles.

L'interrogatoire des deux filles est, par contre, décisif et nous montre que Carbon, paysan breton à peine dégrossi d'environ quarante-cinq ans, ancien marin et ancien soldat de l'armée de Cadoudal en Vendée, est un être assez rustre. Josephine Valon, l'aînée, âgée de dix-neuf ans, reconnaît d'abord que son oncle a couche dans leur logement, tantôt seul sur un matelas a terre, "tantôt avec elle (? ... ) tantôt avec sa mère, puis, quand on lui demande où est son oncle, elle dit froidement qu'elle "présume qu'il est caché chez les dames SaintMichel, ex-religieuses, rue Notre-Dame-des-Champs, comme étant royaliste"". Dubois, qui l'interroge lui-même comme il interrogera tous les prévenus importants sans brutalité mais avec une logique rigoureuse, a de la peine a croire ce qu'il vient d'entendre. On lui demande si elle est sûre de l'adresse qu'elle vient de donner. Elle répond qu'elle l'est d'autant plus qu'elle y est allée porter du linge à son oncle. Il est dans une petite chambre, en haut du bâtiment. Les collaborateurs de Dubois n'en croient pas leurs oreilles. Elle donne, en outre, le signalement de deux personnes qui sont venues voir Carbon. On interroge le lendemain la cadette, Madeleine, âgée de dix-sept ans. Elle confirme ce qu'a dit sa soeur, notamment pour la retraite de son oncle et ses relations avec sa mère. Eue ajoute qu'elle "ignore les infâmes projets dont il est présumé complice".

Le préfet de police monte alors immédiatement, et en grand secret, une vaste opération de bouclage du quartier de la rue Notre-Dame-des-Champs et arrête, le 28 nivôse, à 7 heures du matin, François-jean Carbon, dit "Le Petit François". C'est une grosse prise. Il arrête dans la foulée tous ceux qui ont facilité la retraite de Carbon et qui sont des femmes de la haute société de l'ancien régime : Mme de Gouyon-Beaufort et ses filles, puis Mme de Cicé et Mine Duquesne. L'enquête montrera que plusieurs de ces femmes ont été trompées et ne savaient pas qu'en Carbon elles cachaient un conspirateur et un terroriste.

A partir de l'arrestation de Carbon, l'enquête ira s'accélérant. Le jour même de son emprisonnement à la préfecture, Dubois l'interroge; le premier interrogatoire ne donne rien : il se tait ou répond non a toutes les questions. A 21 heures, o, l'extrait a nouveau du dépôt et le préfet de police recommence à l’interroger. L'interrogatoire durera toute la nuit. Devant les faits qui lui sont exposés et les preuves qu'on lui apporte, l'homme, soudain, à 4 heures du matin, "craque" : "oui, l'acheteur de la charrette, de la jument et des tonneaux, le négociateur de la location de la remise du 23, rue de Paradis, c'est bien lui. Le préfet pousse son avantage et lui demande à tout hasard de lui dire le nom de ses complices. A sa stupéfaction, Carbon donne le nom de Saint-Réjant, dit Pierrot, dit Soyer, dit Bourre-le-Roy et de Limoelan, dit Beaumont. Si Carbon est, en fait, le domestique de Limoelan et le commissionnaire de Saint-Rejant, ce dernier est en revanche un ancien général de division des Chouans et Limoelan, le major-général de l'armée de Cadoudal, à laquelle appartient également son camarade.

Dans les jours qui suivent, le préfet de police met tout en oeuvre pour exploiter les renseignements fournis par Carbon, dont l'interrogatoire s'est poursuivi le 29 nivôse. Il parvient ainsi à arrêter Saint-Réjant ainsi que toutes les personnes qui l'ont caché, mais il ne pourra mettre la main sur Limoelan que la police de Fouché laisse échapper ni sur les amis du trio de terroristes: Soyer dit d'Assas, neveu du célèbre juriste Bigot de Préameneu, SaintHilaire dit Raoul, Coster dit Saint-Victor. Ceux-ci s'évanouissent dans la nature, ce qui était facile à Paris, compte tenu des maisons "truquées" dans lesquelles ils pouvaient se réfugier. Limoelan, condamné a mort par contumace, arrivera a quitter la France et entrera finalement dans les ordres. Carbon et Saint-Réjant, eux seront condamnés à mort et exécutés.