Lénine, "La guerre de partisans" (extraits)
 

[NDLR : ce texte de Lénine date du 30septembre 1906. A cette date, la fraction bolchevique a fini par admettre les "actions de partisans", en clair les attentats terroristes et les hold-up, aux conditions suivantes :

• Les expropriations de biens privés étaient complètement interdites;

• Les expropriations de biens de la trésorerie n'étaient pas recommandées, mais n'étaient que tolérées sous conditions du contrôle du Parti et de l'affectation de ces ressources aux besoins de l'insurrection;

a Les actions de partisans sous forme d'actes terroristes étaient recommandées contre les fauteurs de violence du gouvernement et contre les Cent-Noirs actifs, mais à condition :

l°) De compter avec l'état d'esprit des larges masses,

2°) De prendre en considération les conditions du mouvement ouvrier d'une localité donnée,

3°) De prendre soin que les forces du prolétariat ne soient pas prodiguées en vain.]
 

( ... ) Le phénomène qui nous intéresse, c'est la lutte armée. Elle est menée par des individus et par de petits groupes d'individus. Partiellement, ils adhèrent à des organisations révolutionnaires; partiellement (et dans certaines localités de la Russie en majeure partie) ils n'appartiennent à aucune organisation révolutionnaire. La lutte armée poursuit deux buts différents, qu'il est indispensable de distinguer rigoureusement; d'abord, cette lutte a pour objet de tuer des individus, chefs et subalternes de la police militaire; ensuite, de confisquer des fonds appartenant tant au gouvernement qu'à des particuliers. Les fonds confisqués sont employés partiellement aux besoins du Parti, partiellement à des achats d'armes et à des préparatifs d'insurrection, partiellement à l'entretien des militants qui mènent la lutte en question. Les grosses expropriations (celle qui fut faite dans le Caucase et qui rapporta plus de 200 000 roubles, celle de Moscou qui donna 875 000 roubles) ont servi avant tout aux besoins des partis révolution n aires; les petites expropriations servent surtout, et parfois uniquement, à l'entretien des "expropriateurs"'. C'est un fait que cette forme de lutte ne s'est largement développée et répandue qu'en 1906, c'est à dire après l'insurrection de décembre. L'aggravation de la crise politique jusqu’à la lutte armée et, en particulier, l'aggravation de la misère, de la famine et du chômage, dans les vines comme dans les campagnes, comptent parmi les causes importantes qui ont amené l'emploi de cette forme de lutte. Cette méthode de lutte sociale a été adoptée de préférence et même exclusivement par les éléments déclassés de la population, lumpenproletariat et groupes anarchistes. Parmi les ripostes de l'autocratie, il convient de citer l'état d'urgence, la mobilisation de nouvelles troupes, les pogromes de Cent-Noirs, les cours martiales.

(III) Habituellement, l'appréciation de cette forme de lutte se résume à ceci : c'est de l'anarchisme, du blanquisme, un retour à l'ancien terrorisme; ce sont les actes d'individus ayant perdu tout contact avec les masses, qui démoralisent les ouvriers, détournent de ceux-ci les sympathies des larges couches de la population, désorganisent le mouvement et nuisent à la révolution. On trouve facilement, dans les évênements que relatent chaque jours les journaux, des exemples qui confirment cette appréciation.

Mais ces exemples sont-ils probants ? Pour le vérifier, considérons une région où la forme de lutte envisagée est le plus appliquée : la région lettonne. Voici les plaintes que formule, au sujet de l’activité de la social-démocratie lettonne, le journal Novoïe Vremia (des 9 et 12 septembre). Le Parti social-démocrate ouvrier letton (fraction du POSDR) publie son journal régulièrement à 30 000 exemplaires. Dans la partie officielle, il donne des listes d'espions que tout honnête homme a le droit d'exécuter. Ceux qui collaborent avec la police sont déclarés "adversaires de la révolution" et passibles d'exécution; en outre ils répondent aussi de tous leurs biens. L'argent destiné au Parti, les social-démocrates ordonnent à la population de le verser seulement sur présentation d'une quittance portant le cachet de l'organisation. Dans le dernier compte-rendu du Parti, sur 48 000 roubles de recettes pour l'année, figurent 5600 roubles versées par la section de Liban, pour des achats d'armes; cette somme a été réalisée par voie d'expropriation. ( ... ) Personne n'oserait qualifier cette activité des social-démocrates lettons d'anarchisme, de blanquisme, de terrorisme. Et pourquoi ? Parce qu'ici on voit clairement le rapport entre cette nouvelle forme de lutte et d'insurrection, celle qui a eu lieu en décembre comme celle qui se prépare de nouveau. Pour l'ensemble de la Russie, ce rapport n'est pas aussi évident, mais il existe. On ne saurait mettre en doute l'extension de la lutte "de partisans" précisément depuis décembre et son rapport avec l’aggravation de la crise non seulement économique, mais politique. L'ancien terrorisme russe était affaire d'intellectuels conspirateurs; aujourd'hui, la lutte de partisans est menée, en règle générale, par des militants ouvriers ou simplement par des ouvriers en chômage. Le blanquisme et l'anarchisme se présentent vite à l'idée de ceux qui ont tendance à utiliser des formules toutes faites; mais devant une situation insurrectionnelle aussi évidente quelle l'est en Lettonie, l'impropriété de ces épithètes courantes saute aux yeux.

D'après l'exemple des lettons, on voit fort bien à quel point cette analyse, si habituelle chez nous, de la guerre de partisans, en dehors de la situation insurrectionnelle, est dénuée de justesse, de valeur scientifique, de sens historique. Or, il faut compter avec cette situation, songer aux particularités d'une période intermédiaire entre les actes importants de l'insurrection, il faut comprendre quelles formes de lutte naissent inévitablement en pareille situation et ne pas se contenter d'un vocabulaire tout fait, également en usage chez les cadets, comme chez les gens de Novoïe Vremia : anarchisme, pillage, banditisme.

(...) Ce qui désorganise le mouvement, ce ne sont pas les actions de partisans, mais la faiblesse d'un parti incapable d'en assumer la direction. C'est pourquoi les malédictions dont nous autres, Russes, abreuvons d'ordinaire les actions de partisans, vont de pair avec des opérations clandestines, accidentelles, inorganisées, qui désorganisent effectivement le Parti. Si nous sommes incapables de comprendre les circonstances historiques qui engendrent cette forme de lutte, nous sommes également incapables d'en paralyser les mauvais côtés. Mais la lutte n'en continue pas moins. Elle est provoquée par de puissants facteurs économiques et politiques. I1 ne dépend pas de nous de supprimer ces facteurs ni de supprimer cette lutte.

Lorsque nous nous plaignons de la guerre de partisans, nous nous plaignons de la faiblesse de notre Parti dans l’oeuvre insurrectionnelle.

Ce que nous venons de dire de la désorganisation se rapporte aussi à la démoralisation. Ce qui démoralise, ce n'est pas la guerre de partisans, mais le caractère inorganisé, désordonné, "sans-parti" des actes de partisans. Et à cette démoralisation absolument incontestable nous n'échapperons nullement en blâmant et maudissant les actions de partisans, car ces blâmes et ces malédictions sont absolument impuissants a arrêter un phénomène provoqué par des causes profondes, l'ordre économique et politique. On objectera: si nous sommes incapables d'arrêter un phénomène anormal et démoralisant, ce n'est pas une raison pour que le parti adopte des moyens de lutte anormaux et démoralisants. Mais pareille objection serait celle d'un libéral bourgeois et non d'un marxiste; car un marxiste ne peut considérer d'une façon générale comme anormale et démoralisante la guerre civile, ou bien la guerre de partisans qui est une de ses formes. Le marxiste se tient sur le terrain de la lutte d classes, et non de la paix sociale. Dans certaines périodes de crises aiguës, économiques et politiques, la lutte de classes aboutit dans son développement à une véritable guerre civile, c'est à dire à une lutte armée entre deux parties de la population. En de telles périodes, le marxiste a l'obligation de se placer du point de vue de la guerre civile. Toute condamnation morale de celle-ci est absolument inadmissible du point de vue du marxisme.

A une époque de guerre civile, l'idéal du parti du prolétariat est un parti combattant. [Souligné par nos soins] C'est absolument incontestable. Nous admettons parfaitement que, du point de vue de la guerre civile, on puisse et on parvienne à démontrer que telle ou telle forme de guerre civile, à tel ou tel moment, n'est pas rationnelle. Nous admettons parfaitement qu'on critique diverses formes de guerre civile, du point de vue de leur opportunité militaire et nous sommes absolument d'accord pour reconnaître qu'en pareille question la voix décisive appartienne aux praticiens de la social-démocratie dans chaque région distincte. Mais au nom des principes du marxisme, nous exigeons catégoriquement qu'on n'esquive pas l'analyse des conditions de la guerre civile au moyen de clichés et de phrase rebattues sur l'anarchisme, le blanquisme, le terrorisme et qu'on ne vienne pas agiter devant nous l'épouvantail de certains procédés absurdes appliqués, dans la guerre de partisans, par telle ou telle organisation du PSP à tel ou tel moment, quand il s'agit de décider si, d'une façon générale, les social-démocrates doivent participer à cette guerre de partisans.

L'argument selon lequel la guerre de partisans désorganise le mouvement doit être examiné dans un esprit critique. Toute nouvelle forme de lutte, impliquant de nouveaux dangers et de nouvelles victimes, "désorganise" forcement les organisations qui n'y sont pas préparées. Nos anciens cercles de propagandistes ont été désorganisés lorsqu'on est passé à l'agitation. Nos comités ont été désorganisés lorsque, par la suite, on en est venu aux manifestations. Toute opération militaire, dans n'importe quelle guerre, est cause d'une certaine désorganisation dans les rangs des combattants. Il ne faut pas en conclure qu'on ne doit pas combattre. Il faut seulement en conclure que l'on doit apprendre à combattre. Voilà tout.

Lorsque je vois des social-démocrates qui, fièrement, avec suffisance, déclarent : nous ne sommes pas des anarchistes, ni des voleurs, nous ne nous livrons pas au pillage, nous sommes au-dessus de cela, nous rejetons la guerre de partisans, je me demande si ces gens-là comprennent ce qu'ils disent. Dans toute l'étendue du pays, des escarmouches et des combats ont lieu entre un gouvernement de Cent-Noirs et la population. Ce phénomène est absolument inévitable au degré donné du développement de la révolution. Spontanément, sans organisation et précisément à cause de cela, bien souvent avec maladresse, d'une mauvaise manière la population y réagit par des collisions armées, par des attaques à main armée. je comprends que, par suite de la faiblesse et du manque de préparation de notre organisation, nous puissions renoncer, dans telle région, pour tel moment, à assurer à cette lutte spontanée la direction du Parti. Je comprends que cette question doit être résolue sur place, par les militants, et qu'il n'est pas facile de rééduquer des organisations faibles et non préparées. Mais lorsque je vois un théoricien ou un publiciste de la social-démocratie, au lieu de s'attrister en considérant ce manque de préparation, parle d'anarchisme, de blanquisme, de terrorisme avec une satisfaction outrecuidante et l'infatuation d'un Narcisse et répète à ce sujet des phrases apprises par coeur dans sa jeunesse, je souffre de voir ainsi ravalée la doctrine la plus révolutionnaire du monde.

On nous dit : la guerre de partisans rapproche le prolétariat conscient des déclassés, des ivrognes, c'est vrai. Mais de cela, la seule conclusion à tirer est que jamais le parti du prolétariat ne doit considérer la guerre de partisans comme l'unique ou même le principal moyen de lutte; que ce moyen doit-être subordonné à d'autres, qu'il doit être employé dans une juste mesure par rapport aux moyens principaux, et qu'il doit être ennobli par l'influence éducatrice du socialisme.

( ... ) La social-démocratie, à une époque où la guerre de classe s'est aggravée jusqu'à la guerre civile, doit se donner pour tâche non seulement de participer à cette guerre civile, mais d'y jouer un rôle dirigeant. La social-démocratie doit éduquer et préparer ses organisations pour qu'elles interviennent effectivement en tant que partie belligérante, sans laisser échapper une seule occasion d’infliger des pertes à l'ennemi. ( ... ) De même que dans la lutte, au cours dans la guerre civile, tout le peuple refait son éducation et s’instruit, de même nos organisations doivent être éduquées, remaniées sur les bases des données de l'expérience, pour être à la hauteur de cette tâche. ( ... ) Nous estimons que notre tâche est de contribuer, dans la mesure de nos forces, à une juste appréciation théorique des nouvelles formes de lutte imposées par la vie; comme aussi de combattre implacablement les formules toutes faites et les préjugés qui empêchent les ouvriers conscients de poser convenablement ce nouveau et difficile problème, de trouver les moyens convenables pour le résoudre."