Textes de références

"Lisbonne, dernière margeyy : chef d'oeuvre méconnu

Lisbonne, dernière marge
Antoine Volodine
Editions du Seuil, juillet 1990
 

Qui est Antoine Volodine ? L'auteur d'un chef d'oeuvre. En juillet 1990, les Editions de Minuit ont en effet publié sous ce nom un court roman intitule "Lisbonne, dernière marge", seule tentative romanesque réussie à ce jour d’évoquer l'euroterrorisme et notamment l'une de ses composantes les plus irréductibles, la Fraction armée rouge.

Sorti du hall de gare, le terrorisme n'a en réalité que peu inspiré les romanciers. Et quand inspiration il y a eu, les productions n'ont quitté le médiocre que pour aller au catastrophique. Ainsi, le terroriste-émanation-du-Mal imaginé par Bernard-Henri Lévy, immolé infine par son créateur sur l'autel de l'humanisme judéo-chrétien lors d'un suicide furieusement postromantique perpétré ... à Jérusalem (1).

Or, Louis Chevalier nous l'a prouvé dans " Classes laborieuses, classes dangereuses ... " (2) à propos du crime et de la Zone au XIX° siècle, le roman est décisif pour comprendre les grands événements sociaux d'une époque. C’est dans Zola, dans Balzac (3), dans Hugo, prodigieux enquêteurs, qu'on trouve, autant que dans les mains-courantes des commissariats d'alors, la réalité criminelle, l'essence criminelle, de leur temps.

Nous étions donc, pour notre fin de siècle et sur le terrorisme, dans le désert romanesque le plus total. Et voilà Volodine qui, non seulement a tout lu sur la RAF et sait tout d'elle, mais a su capturer le vocabulaire, la psychologie, le paysage intellectuel, si particuliers, si inimitables, de ses militantes. Un grand exercice de "réalisme magique", servi par un style superbe. La preuve:

"Tout d'abord, ce fut seulement une révolte torrentueuse d'un petit nombre contre les riches, contre les puissants, contre les verrats et les truies de l'Atlantique Nord, mais assez vite, et tandis que nous avions déjà commencé à vivre à notre rythme de clandestinité et de rapines, nous découvrîmes que l'ensemble de la chair sociale était pourri, que tout puait jusqu'à la moelle, que le corps immense de l'Occident était bon à détruire, non pas à reconstruire sur des bases plus saines mais bel et bien à détruire, et soudain nous nous aperçûmes que la fibre prolétaire sur laquelle nous avions fondé nos espoirs et nos théories, que même le tissu prolétaire était irrécupérable, et, tandis que nous nous attaquions aux grandes articulations de la guerre américaine et que nous tentions de casser les dents des grandes machines orchestrées par le capital industriel, nous sentions cette pestilence généralisée rejaillir sans cesse sur nous depuis les intérieurs feutrés - où se terrait la populace, nous luttions contre l’arrogante fliquerie nord-américaine et contre les fourgueurs de napalm en Asie du sud-est et contre les mêmes fourgueurs qui, en Occident, coulaient du goudron culturel sur les paupières de tous, afin qu'elles ne s'écartent pas et coulaient sur la pensée, une poix épaisse, afin qu'elle ne fonctionne pas et ne hurle pas, mais la masse profonde et innombrable, dont nous avions au début souhaité voir le réveil, ne se réveillait pas et continuait à ruisseler de boues ordurières et à exhaler d'intenses bouffées de viande gâtée, et nous nous étions dresses en face de la porcherie occidentale et nous surgissions deci delà avec nos ridicules pistolets-mitrailleurs, nous pillions les banques du roi des banques et nous médaillons de plomb la poitrine du roi des médailles, mais nous ne pouvions nier que ce que nous devions affronter jour après jour, à chaque heure de ces jours qui ne tombaient pas, c'était surtout l'haleine fétide des populations dont nous avions proclamé haut et fort l'innocence, et, tandis que nous tapions a coups redoublés sur des objectifs militaro-industriels, la population soufflait sur nous un vent de décomposition que nous avions honte de renifler, honte d'interpréter et honte de reconnaître, et nous préférâmes alors conserver le silence entre nous sur ce désastre idéologique, chacun et chacune d'entre nous supposant qu'il ou elle avait désormais le regard obscurci par la poudre, l'âme déformée par les combats, et qu'il ou elle n'était pas le meilleur juge, et, tandis que nous rédigions ensemble une explication historique globale sur la bauge occidentale, nous trouvions ensemble des justifications à sa pestilence, nous pérorions sur son origine qui remontait à la guerre mondiale et au nazisme, et nous démontrions que les falsifications avaient été indispensables à la survie de chaque famille allemande et à l’équilibre mental de chaque foyer allemand après la guerre, et, bref, nous trouvions ensemble des raisons pour excuser les populations des métropoles, mais individuellement nous ne trouvions aucune excuse ni aux porchers du monde occidental ni au cochon occidental lui-même, et nous commençâmes à nous cacher les uns aux autres et les unes aux autres ces pensées qui contenaient à l'égard du peuple autant d'arrogance et de mépris que la pensée des rois de l'Atlantique Nord ou celle des rois des bombes à billes, et la nuit survenait ponctuée de sirènes de police et de rondes de jeeps américaines ou françaises, et, bien que chacun de nous eût rejoint la guérilla avec un enthousiasme lugubre, sans enthousiasme était désormais le regard que nous posions sur les métropoles assoupies, et seul le caractère lugubre demeurait, chacune de nous s'enfermant désormais en elle-même, ressentant fort l'impossibilité de communiquer à ses compagnons l'étendue de son désappointement, refusant même de se l'avouer, ce désappointement écoeuré, de l’admettre de façon intime, refoulant avec hargne son nihilisme dans des poubelles closes de la conscience, et après la nuit filtrait le jour, suintait une solitude effroyable parmi les pourceaux, et, lorsqu'une nouvelle nuit survenait, l'aube semblait à tout jamais inaccessible."

 
 

(1) " Le diable en tête " BHL Grasset 1984. 504p. 110 f. "Dans Le Diable en Tête, je fais mourir mon héros, un goy, à Jérusalem. Ce n'est pas un hasard". BHL, Le Point, 11/03/ 91.
(2) "Classes laborieuses et Classes dangereuses, à Paris, pendant la première moitié du XIX° siècle"", Louis Chevalier, Livre de Poche - Pluriel, 1978.
(3) "Code des honnêtes gens, ou l'art de ne pas être dupe des fripons", Honoré de Balzac, Editions Manya, 1990.