Les sicaires, terroristes de l'antiquité"

Courant 1988, les Editions de Minuit ont publié une traduction intégrale de "La guerre des Juifs" de l'historien juif de culture grecque Flavius Josèphe (1), immense fresque de la grande insurrection juive des années 66-73 après JC. Un ouvrage passionnant pour ceux qu'intéresse le Procheorient contemporain: ils pourront s'y persuader de l'extraordinaire stabilité des situations et des problèmes dans cette région agitée; et y trouveront une intéressante évocation de la première organisation terroriste jamais décrite en détail, celle des Sicaires. (2)

Les "Sicaires" apparaissent en Judée, province depuis peu rattachée administrativement par Rome à la Syrie et soumise à l’autorité d'un préfet. Sur ordre d'Auguste, Quirinius, gouverneur de Syrie, y fait pratiquer en l'an 6 de notre ère un recensement destiné à déterminer l'assiette de l'impôt. La, "Un galiléen du nom de Judas essayait de soulever ses compatriotes : il leur faisait honte de consentir à payer tribut aux romains et de supporter, après Dieu, des maîtres mortels" [La guerre des Juifs, ciaprès G., II, 118]. "A cette époque... les Sicaires avaient formé une société secrète contre ceux qui consentaient à se soumettre aux romains et les traitaient comme des ennemis... piRant leurs biens, emmenant leurs troupeaux, incendiant leurs habitations" [G. VII, 8, 1]

Dans cette région du Proche-orient, se multiplient alors les révoltes -serviles ou rurales, violentes ou pacifiquesalimentées par une floraison d'écrits apocalyptiques. La population juive est alors partagée entre ce que Josèphe appelle, à la grecque, "trois formes de philosophie"; en réalité plutôt des sectes, ou des factions millitaroreligieuses sans doute semblables a celles du Liban d'aujourd'hui. Ce sont les Esséniens, les Sadducéens, les Pharisiens (3).

Les Sicaires, ainsi que les Zélotes et ceux que les "modérés"' et les amis des romains appellent les "brigands" prônent l'application violente, fondamentaliste d'une "Quatrième philosophie"'. Proche de la doctrine pharisienne (immortalité de l'âme, rétribution après la mort) eHe a pour programme : théocratie -pas d'autre maître que Dieu- refus du tribut et de la monnaie romaine. "Les sicaires s'accordent en général avec le doctrine des pharisiens, mais ils ont un invincible amour de la liberté, car ils jugent que Dieu est le seul chef et le seul maître" [Antiquites judaïques, AJ]. Pour eux, "Lui seul [Dieu, NDLR] est le maître véritable et juste des hommes" [G. VII, 323]. Leur combat n'est pas seulement "nationaliste" comme nous dirions aujourd'hui; il a une dimension religieuse essentieIle. C'est ainsi que leur hostilité au recensement est religieuse : le dénombrement d'Israël est un acte satanique et contrevient à des interdits bibliques majeurs.

Le messianisme révolutionnaire des sicaires se double d'une vision apocalyptique du monde et d'une intense anticipation eschatologique: pour eux, c'est Dieu qui laisse assiéger Jérusalem, brûler le Temple; massacrer, enfin, la diaspora au Proche-orient. Le désespoir suicidaire de Massada aura pour origine la certitude que Dieu veut la disparition d'Israël, la fin du peuple juif sur cette terre, mais que Son royaume est à portée de main.

Mais l'originalité essentielle des Sicaires réside dans leur pratique d'un terrorisme particulièrement actif. Terrorisme plus que lutte de libération nationale: les archives disponibles ne mentionnent aucun attentat Sicaire visant l’occupant romain; toutes leurs actions connues concernent leurs propres compatriotes. Leur nom, un sobriquet d'origine romaine apparu sous Néron, renvoie à leur arme la plus fameuse: un glaive court, "sica", sorte de couteau à lame large : "poignard semblable au cimeterre des Perses, mais courbe et ayant la forme de ces armes que les romains appelaient sicae" [AJ].

"Propagande armée"', enlèvements, assassinats: le "répertoire" des Sicaires en matière de guérilla -essentiellement urbaine à partir des années 50 fixe celui des terrorismes à venir :

- Propagande armée : les Sicaires brûlent les archives [registres des dettes, des prêts, etc. ] de Jérusalem et d'autres villes où ils opèrent "afin de s'acquérir les faveurs de la masse des débiteurs devenus leurs obligés et de dresser en toute sûreté les pauvres contre les riches"' [G. 11, 427 - 11, 17, 6]. De même s'en prennent-ils aux collecteurs des impôts, très impopulaires.

- Enlèvements : sous le proconsul Albinus (62-64) les Sicaires prennent en otage, à Jérusalem, au moment d'une fête religieuse, le fils du Grandprêtre en exercice, Ananias. Ce dernier, Eleazar, est le chef de la police du Temple; en échange de sa libération, les Sicaires exigent celle de dix des leurs. Satisfaction leur ayant été donnée, classiquement, une vague d'enlèvements d'autres proches du grand-prêtre s’ensuit.

-Assassinats : "Tandis que le pays était ainsi purgé [des bandits, ou des guérilleros, qui l'infestaient, NDLR] une autre catégorie de brigands fit son apparition à Jérusalem [52-60 après JC, NDLR]. On les appelait les Sicaires et ils assassinaient en plein jour et au coeur de la ville. Ils opéraient surtout pendant les fêtes, mêlés à la foule et portant, dissimulé sous leur vêtement, un petit glaive dont ils frappaient leurs ennemis; puis, quand leurs victimes s’écroulaient, les meurtriers joignaient leurs cris d'horreur à ceux de la foule et ainsi, grâce à ces apparences vraisemblables, ils n'étaient jamais pris. Le premier a tomber sous leurs coups fut le Grand-prêtre Jonathan(4); après son assassinat, il y en eut plusieurs chaque jours. La terreur qui en résultait était plus redoutable que la calamité elle-même vu que chacun, comme à la guerre, s'attendait à être tué d'un moment à l'autre. On se gardait de loin de ses ennemis et même quand c'était un ami qui s'approchait, on n'avait pas confiance; et au milieu de ces soupçons et de ces précautions, on citait pourtant assassiné : si grande était la rapidité des conspirateurs et leur habileté à ne pas se faire prendre"; [G. Il, 13, 3] [En matière de définition du terrorisme, tout est dit dès le premier siècle après JC. NDLR]

La direction de l'organisation sicaire est dynastique: le fondateur du mouvement apparu en l'an 6 est Judas le Galiléen "Un docteur [de la Loi, NDLR] d'une secte particulière"' [ G. Il, 8, 1]. Deux de ses fils, Jacob et Simon qui, si l'on comprend bien le texte, semblent lui avoir succédé, sont crucifiés sur ordre de Tiberius Julius Alexander., procurateur de Judée. Un autre de ses fils, ou petit-fils, Menahem, "fils de Judas dit le galiléen" [G. 11, 17, 8] s'empare en 66 de la forteresse-arsenal de Massada, retourne à Jérusalem "comme un véritable roi", vêtu de la pourpre royale. Il y est abattu, dans le Temple, par des Zélotes hostiles à sa tyrannie (5). Après quoi, les Sicaires, encore présents à Jérusalem pendant le siège sous les ordres d'un chef nommé Ben Battiah, ou encore"Abba Siqra" (le père des sicaires), n'y jouent plus qu'un rôle secondaire encore que négatif. Ils incendient, par exemple, les abondantes réserves de la ville, au prétexte de communiquer aux assièges Penergie du désespoir. Mais leur action depuis les années 50 a puissamment contribue à l'effondrement de l'ordre sociopolitique, donc au déclenchement de la grande insurrection.

C'est enfin un autre parent de Judas, Eleazar, fils de Jaïr, qui tient la forteresse de Massada jusqu’à l'autoimmolation de 72 (ou 73).

Le mouvement des Sicaires rencontre vite la faveur de nombreux jeunes Juifs; il semble avoir pratiqué d'abord une guérilla rurale, puis passe, du temps du procurateur Félix [52-60 après JC], au terrorisme urbain. Sous le procurateur Festus, le mouvement agit hors des villes, où il s'infiltre quand même pour frapper a l'occasion des fêtes religieuses. Décimes sous le procurateur Albinus [6264 apres JC], les Sicaires se replient sur Massada, d'où ils lancent des expéditions armées sur les villes voisinent, qu’ils pillent et dont ils massacrent les habitants. 700 personnes, par exemple, exécutées dans la bourgade d'Engaddi, à 15 km. au nord de Massada.

Encerclés dans Massada et venus à bout de leurs réserves, ils se donnent mutuellement la mort, jusqu'au dernier (930 personnes), le 3 mai 72 ou 73.

D'autres Sicaires, réfugies dans les communautés juives d'Egypte, notamment celle d'Alexandrie "Ne jugèrent pas suffisant d'avoir sauve leur vie. Ils tentèrent de nouveau de susciter des troubles et persuadèrent beaucoup de leurs hôtes de revendiquer leur liberté, de considérer que les Romains ne leurs étaient en rien supérieurs et de ne reconnaître que Dieu pour maître. Comme certains Juifs influents leur résistaient, ils les égorgèrent et ils faisaient pression sur les autres en les exhortant à la révolte... [±600 Sicaires sont arrêtés en Egypte] ... Alors qu'on avait imaginé toutes sortes de tortures et de mutilations uniquement pour leur faire reconnaître César pour maître, pas l'un d'eux ne plia ni même n'envisagea de prononcer le mot. Tous au contraire gardèrent une volonté supérieure à la contrainte, subissant les tortures et le feu avec un corps comme insensible et d'une âme joyeuse ou peu s'en fallait" [G. VII, 10, 1].

Un dernier groupe de Sicaires, dirigé par un tisserand du nom de Jonathan, ou Jean de Cyrène, trouve refuge dans des villes de Cyrénaïque. "Il décida un nombre non négligeable de gens pauvres à s'attacher à lui et il les emmena dans le désert, promettant de leur montrer des miracles et des apparitions". [ G. VII, 11, 1 ]Au lieu de cela, les malheureux sont arrêtés et massacrés par les autorités. Telle est, dans "La guerre des Juifs"', la dernière mention faite des Sicaires.

 

(1) "La guerre des Juifs", Flavius Josèphe. Traduit du grec par Pierre Savinel; introduction "Du bon usage de la trahison" de Pierre Vidal-Naquet. Editions de Minuit, collection Arguments. 600 p. avril 1988, 190 f.
(2) Voir aussi je passionnant ouvrage de Mireille Hadas-Lebel, "Jérusalem contre Rome". Ed du Cerf, nov. 1990. 560 pages, 240 f. Appareil scientifique abondant et détaillé. Ainsi que "The Sicarfi, ancientjewish " terrorists "; Richard Horsley, The Journal of Religion, University of Chicago, 59, 1979, pp. 435-458.
(3) Josèphe fait, aux pages, 237 à 242 de "La guerre..." une description très complète, et très frappante, d'une de ces sectes.
(4) Symbole de la collaboration de l'aristocratie sacerdotale avec l'occupant romain.
(5) Les liens entre Sicaires et Zélotes sont peu clairs. Certains textes usent indifféremment de ces deux mots, alors que des érudits considèrent qu'il s'agit en réalité de deux sectes bien distinctes. Selon Mireille Hadas-Lebel, les Zélotes sont mentionnés uniquement à partir du début de la guerre contre Rome et n'agissent qu'a Jérusalem; il s'agirait d'une sorte de " parti de la guerre " plus que d'une secte proprement dite.