Hafez ai-Assad : quand le diable devient ermite

"Sous toutes ses formes, nous condamnons le terrorisme destructeur des vies et des biens d'innocents et attentatoire à la souveraineté des Etats. Nous appelons à l'adoption, par tous les Etats, de mesures efficaces de prévention du terrorisme et de suppression de ses fondements, par la recherche de critères de distinction, internationalement admis, entre un terrorisme qui doit être combattu et condamné et le combat légitime contre une occupation étrangère, qui, lui, doit être encouragé et aide." De qui est cet extrait, remarquable d'humanisme et de modération, d'un mémorandum adresse le 19 décembre 1990 au secrétaire général des NationsUnies, Javier Perez de Cuellar ? Un texte qui se poursuit par une poignante évocation du "terrorisme international qui tue des innocents ou les met en danger et menace les libertés fondamentales" ?

Un effort ? Non : vous ne trouverez jamais. Il est du ministre des Affaires étrangères de la République Arabe Syrienne (RAS), Farouk al-Shara. Concourt-il pour le grand prix de l'humour noir de la décennie ? Non, il ne fait que jouer le rôle nouveau qu'Hafez al-Assad a assigne à son pays, celui de modéré, d'ami des occidentaux et, last but not least, de membre a part entière depuis août 1990, de la coalition constituée pour libérer le Koweit.

Un franc succès : un trimestre s'est a peine écoulé que, le 23 novembre 1990, George Bush et Hafez al-Assad se rencontrent à Genève. Les images des deux présidents souriants sur certaines photos, - complices, même - sont vues partout au Proche-orient. C'est ce qui compte pour Assad. Sur le fond, on dit que Bush a cherché à obtenir de son nouvel ami des garanties sur la sagesse des groupes terroristes qu'il contrôle, en cas de guerre dans le Golfe. Réponse d'Assad, d'une subtilité toute Alaouite : d'abord, ce ne sont pas des terroristes mais les éléments armes de mouvements de libération nationale; ensuite, ils ne se laisseront pas détourner du combat principal qui est le leur. Traduction: ils resteront bien sages, mais permettez que je sauve les apparences. En échange, Assad demande au président américain que la Syrie, qui figure depuis 1979sur la liste du Département d'Etat désignant les pays qui soutiennent le terrorisme international, en soit retirée.

Le 28 novembre, suite a d'affectueuses pressions des américains et des saoudiens, Douglas Hurd, ministre des affaires étrangères de Sa Majesté, annonce aux Communes la reprise des relations diplomatiques entre la Grande-Bretagne et la Syrie.

Rappelons que celles-ci ont été rompues en octobre 1986, Suite a la condamnation a 45 ans de prison d'un terroriste par un tribunal de la capitale britannique. Nezar Hindawi, qui préparait un attentat contre un avion de la compagnie israélienne, avait prévu de faire voyager sur El Al, au départ de Londres, sa "fiancée"' enceinte. Dans ses bagages, une radio piégée devant exploser en plein vol. Seule la vigilance de la sécurite d'El Al a évite le drame. A cette occasion, les services britanniques déclarent publiquement qu'Hindawi a opéré sous le contrôle des SR de l’armée de l'Air syrienne, avec l'appui de la légation de la RAS à Londres et de l'ambassadeur lui-même. Ce dernier est expulsé peu après, avec tout son staff.

En novembre 1986, la RFA expulse à son tour trois diplomates syriens, impliques dans un attentat anti-américain à Berlin. Bien entendu, la Syrie proteste farouchement de son innocence, mais tout cela sonne si faux que la CEE décrète -fait rarissime- des sanctions économiques à son encontre.

Quatre ans plus tard, devant les Communes, Hurd annonce que les plus hautes autorités syriennes ont renoncé au terrorisme international. Le 30 novembre, deux jours plus tard, il déclare à la radio Syrienne "La Syrie est le pays Arabe le plus important du Proche-orient et joue un rôle essentiel pour y ramener la paix. La Syrie rejette le terrorisme international". Et l'opposition britannique ? La veille, David Steel, porte-parole pour les Affaires étrangères du parti (centriste) Libéral-démocratique, a déclare a son retour de Damas qu'il "est sûr que le gouvernement syrien n'a jamais pris partie à aucune campagne terroriste ou destruction d'avion".

Le 21 octobre, soit exactement cinq semaines avant que MM. Hurd et Steel ne révèlent au monde l'innocence syrienne, un politicien libanais allié du général Michel Aoun, Dany Chamoun, sa femme et deux de leurs enfants en bas âge étaient assassinés à leur domicile de Beyrouth. Et sur place, si l'on ne sait pas très bien qui a exécuté la sentence de mort, personne ne doute de l'endroit où la condamnation a été rendue... Succès éclatant donc, pour Assad, qui se trouve pourtant, quelques mois encore avant la divine surprise du 2 août, dans une situation rien moins que favorable :

- L'Union soviétique la a moitié lâché et déclare urbi et orbi que le rêve syrien de parité militaire avec Israël est utopique,

- Le bloc de lEst s'est désagrégé et les dirigeants syriens craignent fort que le sort funeste de Ceaucescu ne donne un très mauvais exemple aux peuples du Proche-orient,

- Il est de moins en moins payant, et même possible, pour Assad de jouer les trois grands rôles de son répertoire de la décennie précédente :

- Celui (fort utile sur la scène intérieure, face notamment aux " frères " sunnites) de chef de file du "Front de la fermeté" arabe face à Israël, une place prise par Saddam Hussein après sa "victoire" sur l'Iran,

- Celui (fort lucratif) de défenseur -les mauvais esprits diraient de racketteur- des pétro-monarchies face à l'ogre iranien,

- Celui (fort précieux face aux occidentaux) du pompier incendiaire, qui vous aide d'autant mieux lors d'une offensive terroriste, ou d'une prise d'otage, qu'il a, auparavant, largement mis la main à la pâte.

- L’économie syrienne, même si elle n'est pas dans l'état catastrophique souvent décrit par les medias occidentaux, reste quand même cahotante et fragile.

- L'idéologie du régime, cocktail de panarabisme, de pansyrianisme (1) et de socialisme, sent un peu la naphtaline et les sixties.

Période délicate, donc. Mais Assad en a vu d'autres, lui qui, à l'époque, préside depuis près de vingt ans aux destinées du pays potentiellement le plus instable et le plus violent du Proche-orient. (2)

Au long de ces années, il a su faire preuve de sa maîtrise sur divers plans :

- Il a su faire s'affronter ses adversaires entre eux, pour qu'ils s'affaiblissent l'un l'autre; sans pour autant aller jusqu'aux écrasements ultimes et en limitant les mises a mort au strict nécessaire. C'est naturellement au Liban qu'il exerce le mieux ce talent là.

- Il a su frapper ceux qui le gênent de façon oblique sans avoir l'air de rien notamment par l'usage du terrorisme et sans trop en payer le prix politique ou militaire. C'est ainsi que la campagne signée "Septembre noir" en 198485 neutralise efficacement Hussein de Jordanie, sans conséquences négatives pour Damas.

- Il a su dire une chose tout en faisant l'inverse. Confronter verbalement, par exemple, "l'impérialisme américain"" et "l'ennemi sioniste" tout en restant d'une extrême prudence dans l'action et en évitant soigneusement d'aller trop loin. Se dire le meilleur défenseur du peuple palestinien tout en tentant sans relâche, depuis deux décennies, de contrôler -à défaut, de détruire - la centrale palestinienne.

- Il a su acquérir, enfin un sens quasi-infaillible de l'opportunité. C'est ainsi que dès le 2 août 1990, Assad voit très clairement qu'il peut remettre la Syrie au centre de la scène politique Proche-orientale et internationale, là où elle se trouvait dans la période bénie de 7679, avant Camp David(3) . Ce rustre de Saddam Hussein a commis une erreur dont Assad voit aussitôt le caractère fatal ? Il fonce dans l'ouverture. Habillage politique de la manoeuvre:

- Cette invasion est un viol du fondement de la politique interarabe : on ne se combat pas entre "frères' .

- Elle mene droit à une intervention extérieure, non arabe et en cela, elle est criminelle,

- Elle éloigne les Arabes de la confrontation contre Israël, la seule qui compte.

Ces grands principes supposent-ils l'alliance de facto avec ceux qui étaient, la veille encore "les impérialistes, protecteurs du sionisme" ? Il n'hésite pas une seconde. Rester au pouvoir: cela seul est important. Dans sa conception des choses, l'idéologie est semblable aux coucher, Pampers : faite pour dissimuler au monde extérieur des choses pas très propres et être changée après usage.

Assad envoie donc en Arabie saoudite, dès le 21 août, les premiers éléments de sa 9° division blindée, au total 300 chars lourds et 20 000 hommes (4). Cela, alors que sans doute 80% de la population syrienne est favorable à Saddam, héraut des Arabes contre l'Occident. Inlassablement, Assad pousse Saddam Hussein à se retirer du Koweit et tremble à l'idée qu'il ne suive son conseil, échappant ainsi à son sort. l'Irak, principal fournisseur d'armer, de Michel Aoun, est occupé ailleurs ? L'Occident a les yeux rivés sur le Golfe ? G. Bush semble décidé à conserver Assad dans sa coalition ? Le 13 octobre, celui-ci s'empare du canton aouniste : bombardements, exécutions sommaires, exactions, pillages. Protestations internationales : néant.

Saddam Hussein rapidement vaincu, Assad touche les bénéfices de son banco :

- Il a mis fin à plus d'une décennie 'isolement diplomatique et d'hostilité occidentale,

- Il possède de nouveaux arguments pour faire cracher au bassinet les Emirs du Golfe : deux milliards de dollars sont dejà empochés, un autre milliard lui est promis. Au-delà, un accord économique Syro-séoudien vient d'être signé. Et les magasins des villes syriennes, naguère tristement soviétiques d'allure, ont vu récemment leurs vitrines se remplir.

- Les britanniques lui ont promis d'intervenir en sa faveur auprès de la CEE, pour qu'il reçoive une aide économique plus substantielle; et de fait, 200 millions de dollars d'aide économique, gelés depuis 1986, ont été débloqués.

- Les sovietiques, prives de Saddam en plein effondrement, n'ont plus qu'Assad comme seul "vieil ami" dans la région,

- Des perspectives existent d'une entente réelle avec les Etats-Unis. Pour qu'elles se matérialisent, Assad sait qu’il doit faire certains gestes. Début février, Arafat décide d'aider Saddam en ouvrant un "second front" minimal face à Israël, et fait tirer des "Katioushas" sur la "Zone de sécurité"' et sur le nord d'Israël. Et se trouve sur-le-champ coincé dans une tenaille dont une branche est israélienne, bien sûr et l'autre syrienne. Les premiers réagissent par des pilonnages d'artillerie, des raids aériens et une opération au sol dans la région de Jezzine; les seconds en envoyant sept bataillons de l'armée libanaise se déployer juste au nord de la "Zone de sécurité". Sur ordre du président libanais Elias Hraoui, qui n'a pas grand-chose à refuser à Damas. Tout cela au grand enthousiasme d'Israël: David Lévy, ministre des affaires étrangères d’Itzhak Shamir, propose immédiatement à Damas d'entamer un dialogue, sans conditions préalables.

Et voilà réussie la manoeuvre de notre nouvel ami. Le Diable est devenu Ermite. Comme Saddam à partir de 1980 ? On verra jusqu’où ira l'aveuglement de l'occident. En attendant, il reste à Assad à briser l'élan des mouvements islamistes de la région, ce qui ne va pas être simple; à torpiller tout processus de création d'un homeland palestinien qui ne lui conviendrait pas, un sport qu'il pratique depuis vingt ans. Et facilité par l'affaiblissement, au moins médiatique, de Yasser Arafat trop "mouillé" avec Saddam Hussein.

Il lui reste enfin, a surveiller le Golfe en attendant les opportunités. A ce propos, lui qui côtoie les soviétiques depuis longtemps, sans doute a-t-il lu Karl Marx et se souvient-il de sa célèbre sentence : "De même que les momies se décomposent aussitôt qu'on les expose a l'atmosphère, la guerre prononce son verdict de mort contre toutes les institutions sociales qui ont perdu leur force vitale". Or si les pétromonarchies ne sont pas vraiment mortes le 2 août, elles ont quand même pris un sacre coup de vieux. Et les vieilles dames riches et faibles, c'est bien connu, ont besoin de protecteurs ...

 

(1) la grande-Syrie, de la Turquie au nord, à l'Egypte au sud. Il crée une confusion savante autant que délibérée entre deux choses bien différentes, une région et une nation.
(2) L'histoire politique récente de la communauté d’Hafez al-Assad, des islamistes syriens et de leurs affrontements se trouve dans l’Atlas mondial de l'Islam activiste, La Table Ronde, février 1991, p. 194-198.
(3) En 1976, c'est avec un feu vert implicite des américains qu'Assad envoie son armée au Liban. En 1977, il rencontre Carter à Genève. La lune de miel s'achève avec Camp David (mars 1979) et la Syrie prend la tête du camp des durs du monde Arabe, rôle précédemment tenu par l'Irak. En 1983, Reagan pousse a l'accord entre Israël et le Liban des Gemayel et met le feu aux poudres. Depuis, la Syrie se retrouve en tête du hit-parade des sponsors du terrorisme international.
(4) Notamment sa 9° division blindée, auparavant déployée au Golan, face a Israël. En février 1991, cette unité n'avait toujours pas été remplacée.