Itinéraires terroristes : Margot Frölich, Yu Kikumura

MARGOT FRÖLICH

Il est 10 h. 30 le 21 juin 1982, quand Margot Christa Frölich débarque a l'aéroport de Rome-Fiumicino. Elle arrive de Bucarest par un vol de la compagnie roumaine Tarom. Des chiens policiers viennent flairer sa valise, qui est ouverte par les policiers de l'aéroport. Dans un double-fond, 5 kilos d'un explosif plastique, du C4, des mèches de mise à feu, deux détonateurs électriques. Plus deux passeports., l'un de RFA au nom de Béatrice Odehnal, l'autre autrichien au nom de Marie Zimmermann. Et un calepin sur lequel est inscrit l'horaire du train "Palatino" entre Rome et Paris. M. Frölich, grande femme blonde et distinguée, froide comme un glaçon, se constitue prisonnière politique et s'enferme dans le silence. Ce qu'on sait d'elle est maigre : elle a 35 ans, a été enseignante à Hanovre; pas de casier judiciaire; elle est cependant fichée en Allemagne comme ayant été "proche". dix ans plus tôt, de la RAF. Depuis, plus rien. Disparue. L'enquête, menée a l'échelle européenne, va permettre de reconstituer l'itinéraire de M. Frölich dans les mois précédents. De voir comment, pour qui, elle travaille; quel sont les résultats concrets de ses déplacements.

Le 10 avril 1982, "Béatrice Odehnal" est à Belgrade. D'où vient-elle ? Elle ne le dira pas. Le 12, elle passe la frontière Yougoslave et se rend à Trieste. Là, on perd sa trace.

Le 17 avril, "Marie Zimmermann" passe, en métro, de Berlin-est à Berlin-ouest. Ce coupe-circuit effectué, en possession de nouveaux papiers, elle s'évapore à nouveau. Le 18 avril, elle arrive à Zagreb. Le lendemain, a l'aéroport de Ljubljana-Bernik, "Magrit Staedelman"', citoyenne helvétique, loue une Opel Kadett de couleur orange, à l'agence Hertz. Le 20 avril, Elle repasse la frontière italienne. Le soir même, sur l'autoroute, non loin de Lyon, un témoin voit une belle femme blonde au volant d'une Opel orange, se reposant sur une aire de parking. Le 21 avril, il est 0 h. 45, le break Opel Kadett orange se gare devant le 33 rue Marbeuf, juste en face des bureaux d'un hebdomadaire violemment hostile à la Syrie, "alWatan an-Arabi". Ce n'est plus Margot Frölich qui le conduit, mais un homme de 30 à 35 ans, cheveux poivre et sel, visage émacié, fine moustache. Quelques heures plus tard, au début de la matinée, La Kadett explose, tuant une jeune femme et blessant 63 personnes. Une opération signée Carlos, qui justement réside en Syrie.

Emprisonnée à Rome, Margot Frölich ne dira rien. Au juge qui lui demande sa vraie identité, Frölich ? Zimmermann ? Staedelman ? Odehnal ? La jeune femme répond "celle que vous voudrez". Elle est condamnée à 6 ans et 4 mois de prison. Le juge français Corneloup la verra à Rome mais n'en tirera rien de plus. Il n'obtiendra par, des autorites yougoslaves l'autorisation de la confronter avec les témoins (hôtels, loueurs de voiture, etc.) de Belgrade, Ljubljana et Zagreb. Margot Frölich ne sera donc pas mise en cause dans l'attentat de la rue Marbeuf. Elle était encore en prison en avril 1985. A quelle date a-t-elle été libérée ? Nous ne le savons pas. Tel un sous-marin faisant brièvement surface avant de replonger vers les profondeurs, Margot Christa Frölich, un moment épinglée par les projecteurs de l'actualité, est, à nouveau, retournée aux ténèbres.

YU KIKUMURA

Le 12 avril 1988, une patrouille des autoroutes du New-Jersey remarque, sur l'aire de service "Vince Lombardi" du "New-Jersey Turnpike", un homme jeune, japonais, porteur d'un passeport au nom de "Masatoshi Kishizono"". Son comportement nerveux intrigue les policiers qui remarquent, sur le siège arrière de sa voiture, une boîte portant la mention "poudre, attention, explosif". Ils finissent par découvrir dans le véhicule trois bombes puissantes, prêtes à être mises a feu, camouflées dans des extincteurs d'incendie de marque "Kidde"', ainsi que tout le nécessaire (outils, substances chimiques, matériel électrique) pour en fabriquer d'autres. Par un pur hasard, ces simples policiers, bien loin des grandes stratégies antiterroristes, viennent d'arrêter l'un des cadres les plus efficaces de l'Armée rouge japonaise (ARJ), Yu Kikumura. Et de faire échouer un attentat grave prévu pour le surlendemain, 14 avril 1988, à Manhattan. Deux ans jour pour jour coïncidence ?- après la punition aérienne infligée par les américains au colonel Khadafi. Et la veille d'une réunion a Washington des ministres des finances du groupe G7, une instance dont l'Armée rouge japonaise a fréquemment salué les réunions de façon explosive.

Kikumura n'est pas un inconnu pour les services antiterroristes : militant révolutionnaire, il a quitté le Japon en 1974 pour se fixer, soi-disant, à Athènes. Dans cette ville, il a été longtemps vendeur dans une librairie marxiste. On l'a signale de loin en loin a Beyrouth, à Londres ou il a été serveur dans un restaurant japonais. Mieux: il a été arrêté en mai 1986 a l'aéroport de Schiphol-Amsterdam, venant d'Athènes, via Belgrade, alors qu'il se préparait a pénétrer en Hollande. Dans ses bagages, les policiers trouvent une boîte de jus d'orange en carton contenant plus d'un kilo d'explosif et une radio Sanyo renfermant six détonateurs, si ingénieusement dissimulés qu'ils sont pratiquement indécelables aux rayons X. Kikumura prétend que tout cela lui a été confie par une américaine, et que sa bonne foi a été surprise. Déjà, cette visite en Europe de Kikumura correspond à un sommet G7, à Tokyo celui-là. Après quatre mois en prison, les autorités hollandaises le libèrent sur une irrégularité de procédure. Apres, on le signale à Madrid en avril 1987 le jour d'un attentat (mineur) contre des locaux de l'ambassade américaine.

Ce n'est pas tout. Un service occidental, qui dispose entre 1984 et 1987 d'une "source" fort précieuse dans l'un des fameux camps de la vallée libanaise de la Bekaa, a rassemblé, sur Kikumura et d'autres membres de l’ARJ, un grand nombre de renseignements précieux. Les voici :

[la justice américaine n'a pas donné de détails sur le camp en question, ni sur l'appartenance militante de ceux qui s'y trouvaient. D'après d'autres sources, libanaises celles-ci, il s'agissait d'un camp d'entraînement de l’Armée Secrète Arménienne, l’ASALA, situé non loin de la ville d'Anjar; laformation et les "services techniques" étant assurés par des cadres du FPLP venus, ceux-là, d'un autre camp proche de Baalbek; sans doute celui de Wafel.]

En 1984 la source précitée voit arriver dans le camp trois individus portant des cagoules procédure fréquente dans de tels lieux des asiatiques, d'après leurs yeux. Ils sont la pour un stage d'une semaine, et "travaillent" six heures par jour : fabrication d'explosifs a partir de produits chimiques aisément accessibles, montage de détonateurs et de bombes artisanales. A la fin de la semaine, les hommes se présentent démasqués, sous des noms arabes, mais sont indiscutablement japonais. La source apprend de son responsable que ce stage marque le début d'une collaboration renforcée entre son groupe et l’ARJ.

En janvier 1985, deux des japonais précités reviennent au camp pour une session de perfectionnement. Ils sont démasqués pendant les cours théoriques et portent cagoule pendant les "travaux pratiques"" : fabrication d'explosif identique à celui des bombes américaines de Kikumura composecs de *** (1), deux ingrédients découverts dans le véhicule de celui-ci lors de son arrestation. Les deux japonais préparent aussi des détonateurs au *** et apprennent à utiliser des ampoules de *** pour les amorcer.

En avril 1985, trois japonais arrivent au camp. L’un d'entre eux est "Youssef", en réalité Junzo Okudaira, un cadre de l’ARJ (2). Ils restent une semaine au camp et s'entraînent à construire et utiliser des systèmes de détonation à distance. Entre avril 1985 et mai 1986, des membres de l’ARJ font des visites inopinées mais brèves, au camp. En mai 1986, la source est informée par son chef que deux militants de l'ARJ vont arriver. Ceux-ci annoncent a la source que leur mission est de préparer l'installation permanente de l'ARJ dans le camp.

Peu après, des membres de l'ARJ arrivent bel et bien, et construisent les baraquements qui vont leur servir de résidence. Parmi ceux-ci, Junzo Okudaïra. A l'automne de 1986, un nouveau membre de l'ARJ arrive au camp : "Abou Shams", en réalité Yu Kikumura.

D'après la source, ce dernier, qui parle l'anglais mieux que ses camarades, les entraîne au maniement des armes de poing, mais connaît aussi très bien les techniques de commando et les explosifs. Kikumura dit un jour à la source qu'il a déjà voyagé dans de nombreux pays et a même été arrêté dans l'un d'entre eux [en mai 1986, en Hollande NDLR].

Un autre membre de 1’ARJ présent au camp, "Mariam" est en réalité Fusako Shigenobu, la dirigeante N°1, qui se charge de tous les contacts a haut niveau; son second est Junzo Okudaïra; lui demeure en permanence au camp et gère le quotidien.

Les réunions sont quotidiennes à l'ARJ ou, selon la source, les décisions se prennent de façon collégiale, sous la présidence de Shigenobu.

"Mariam" dit à la source que l'ennemi N°1 de l'ARJ est l'impérialisme américain et qu'ils veulent le départ des bases U.S. du Japon. Elle annonce aussi a la source que l'ARJ se prépare à frapper les Etats-unis sur leur sol et qu'elle s'est rendue à Tripoli en juin 1987, sur invitation d'officiels libyens.

La source quitte le camp en juillet 1987, pour n'y plus revenir. A cette date, Okudaïra, Kikumura et les autres japonais y résident toujours.

Mais, en 1988, Kikumura voyage. En février, il est en Italie. Le 23, il se fait délivrer un visa au consulat de France a Milan. Puis il se rend à Zürich où, le jour suivant, il ouvre un compte bancaire au Crédit Suisse sous le nom de Masatoshi Kishizono. Ce compte servira le 5 avril 1988 lorsque Kikumura transfère à sa propre intention 4000 dollars US à la filiale New-Yorkaise du Crédit Suisse.

Ceci fait, Kikumura prend la direction de Paris et le 29 février, se présente a l'ambassade des Etats-Unis où il obtient un visa, sur présentation du passeport Masatoshi Kishizono, authentique selon les experts japonais, mais sur lequel la photographie d'origine a été remplacée, avec un très grand professionnalisme, par celle de Kikurnura.

Le 8 mars, celui-ci arrive à JFK airport, à New York et loue sur le champ un appartement à Manhattan, pour un mois. Il donne au propriétaire $ 1400 : moitié loyer, moitié dépôt de garantie. Le 14, il achète une Mazda d'occasion pour $ 1400 dans le Bronx.

Dans le mois qui suit, Kikumura parcourt plus de Il 000 kilomètres. But de la manoeuvre: acheter tout le nécessaire a la préparation des bombes, dans des villages isolés, par petits lots n'attirant pas la suspicion. Comme lieux hors des grands axes, Kikumura choisit:

16 mars 1988: Gloucester, Massachusetts

18 mars: New York, NY

22 mars: Mt. Olive, New Jersey

23 mars : Dimondale, Michigan

24 mars: Chicago, Illinois

26 mars : Hannibal, Missouri

28 mars : Union City, Tennessee

29 mars: Murfreesboro, Tenn.

30 mars : London, Kentucky

31 mars: Hurricane, West Virginia

13 avril: Huntington, West-Vir.

4 avril: New York, NY

5 avril : Lancaster, Pennsylvania

6/7 avril: Huntington, West-Vir.

8 avril: Weirton, West-Vir.

9 avril: East-Liverpool, Ohio

10 avril: Cheltenham, Penn.

12 avril: Kikumura est arrêté dans le New-Jersey.

Dans des lieux isolés, comme le terrain de camping "Sleepy hollow" a Huntington, West-Virginia, Kikumura est parfaitement tranquille pour procéder à la fabrication de ses bombes. En militant consciencieux d'une organisation bien gérée, il conserve tous les tickets de caisse, factures, notes d'hôtel et de restaurant qu'il reçoit; ces éléments matériels serviront ultérieurement à reconstituer le périple ci-dessus. En revanche, il monte des bombes complexes de mémoire, sans l'aide du moindre livret d'instruction, ce qui prouve son niveau de professionnalisme

Le 31 mars, par exemple, Kikumura achète, dans une grande surface de bricolage de Lexington, Kentucky, une bombe de résine à pulvériser, une boîte de ciment à prise instantanée, du chatterton et du fil électrique. Le l' avril, il achète dans un magasin d'électricité de Huntington, West-Vir. du fil électrique, un interrupteur, des pinces crocodiles et un voltmètre. Ce dernier instrument sert à vérifier si un circuit électrique est bien neutralise; il est d'importance vitale pour Kikumura, obligé de tester ses systèmes de mise à feu électrique avant de les installer sur ses bombes. Le 9 avril, Kikumura achète, notamment, une scie à métaux, qui lui sert à détacher les embouts des extincteurs qu'il s'est procuré. Il les remplit alors d'un mélange de poudre et de chevrotines après avoir inséré, au milieu de la charge, *** au bout d'un fil pour déclencher l'explosion de la charge de poudre. Le 10 avril Kikumura achète, dans une grande surface de Cheltenbain, Pennsylvanie, deux boîtes de lampes ***, une boîte de piles ***. Le 11 avril enfin, Kikumura essaie de revendre sa voiture et d'en louer une autre, mais sans succès en raison de lois locales contraignantes.

Tout le matériel acheté par Kikumura servira à la fabrication des bombes, notamment le chatterton, le fil électrique, les lampes et les piles, les paquets de poudre d'* * * de nitrate * * * et de mercure. L’un de ces ingrédients, qui sert d'ordinaire a donner un aspect métallisé à la peinture pour voitures, donne, une fois mélangé à du nitrate *** et a d'autres produits, un explosif tres puissant. Le mercure sert à créer un détonateur à fulminate de mercure.

Les bombes, elles, étaient du type antipersonnel et destinées à causer des ravages, si elles explosaient dans un lieu fréquente. En effet, au kilo et demi de poudre qu'il enfourne dans chacun des trois extincteurs préalablement évidé, avec les détonateurs et une bourre de plastique et de carton, Kikumura ajoute un kilo de chevrotines, clairement destinées à des cibles humaines.

Ses bombes posées une marque au crayon sur une carte de New York montre qu'il avait notamment ciblé un centre de recrutement de la Navy, a l'intersection de la 7° avenue et de la 24° rue, Kikumura allait prendre l'avion et disparaître. En sa possession encore, une brochure d'une compagnie aérienne et, griffonné devant un vol, ces mots : "vendredi matin". Le 15 avril donc, lendemain de la vague de terreur planifiée.

Mais le 14, à Naples, une voiture piégée explose devant un club de soldats américains, tuant cinq personnes dont une femme militaire américaine et en blessant dix-huit (dont quatre citoyens U. S.). Des empreintes relevées par la police italienne sont celles de Junzo Okudaïra. Cette mission, parallèle a celle de New York, a été conduite précisément selon le même modus operandi :

 
 
Naples
New York
Junzo Okudaira (ARJ)

Début de l'opération en Italie

Passeport japonais authentique avec photo remplacée

Usage d'une voiture de location pour la voiture piégée

Tous les paiements en espèces dans la devise locale

Addition de chevrotines à la bombe, faite d'un explosif artisanal

Action le 14/4/88

Cible : une installation militaire militaire U. S. "molle"

 
Yu Kikumura (ARJ)

Début de l'opération en Italie

Passeport japonais authentique avec photo remplacée

Tentative de louer plusieurs voitures

Tous les paiements en espèces dans la devise locale

Addition de chevrotines à la bombe, faite d'un explosif identique

Action prévue le 14/4/88

Cible prévue : une installation militaire U. S. "molle"

 
Jugé entre octobre et novembre 1988, Yu Kikumura, qui a alors 36 ans, est condamné à 30 ans de prison en février 1989. La peine est finalement ramenée, fin février 1991, à 21 ans par une cour du New Jersey. Les complices de Kikumura aux Etats-Unis n'ont jamais pu être identifies. Junzo Okudaïra, lui, court toujours.

 

(1) Les documents en notre possession donnent la formule chimique précise de la bombe; bien entendu, nous ne la reproduisons pas ici.

(2) Junzo Okudaïra (39 ans en 1988) est le frère de Takeshi Okudaïra, tué durant l’attaque lancée par l'ARJ contre l'aéroport de Lod-Tel Aviv en mai 1972 (26 morts). Takeski était l'époux de Fusako Shigenobu, actuellement "patronne" de FARJ.