Les
stratégies sociales et internationales des Boryokudan
Introduction du chapitre
Les Yakuza sont, depuis leur
origine, profondément ancrés dans la vie sociale des japonais.
Ils n'ont cessé de renforcer leur contrôle sur «les
zones d'ombres de la vie collective»81
de l'archipel. Doués d'une capacité d'adaptation remarquable,
ils constituent aujourd'hui l'un des rouages sombres du monde des affaires
et de la politique. Parfois comparés aux "Robins des bois des pauvres",
ils se sont surtout comportés en maîtres de la plèbe,
n'hésitant pas exploiter les plus faibles. Par ailleurs,
comme les grandes multinationales, les organisations qu'ils gèrent
ont étendu leurs activités aux autres régions du monde
et collaborent aujourd'hui avec les organisations criminelles étrangères.
Intégration sociale des Yakusa
Des citoyens parmi tant d'autres.
Dans le Japon de l'après
guerre, les Yakusa véhiculent l'image d'opprimés, puisqu'ils
viennent en général des classes défavorisées.
Au fil des années, ils s'efforcent d'apparaître comme de «bons
samaritains» qui prennent en charge les marginaux, les rejetés
du système nippon. Les Yakusa fournissent des logements aux japonais
d'origine coréenne et aux jeunes, incapables de faire face et d'évoluer
dans une société au système scolaire très compétitif.
Ils sont reconnus par la population et les autorités comme des hommes
vivant une vie paisible: ils participent aux fêtes villageoises et
se montrent aimables envers leurs voisins; ils font de nombreux dons à
l'occasion de mariages, de naissances, de décès, de l'ouverture
de nouveaux magasins. Ils apparaissent comme de simples citoyens parmi
tant d'autres. A l'entrée d'un quartier huppé de Kobe, on
ne s'étonnera plus de trouver une pancarte destinée aux habitants
mafieux du quartier leur signifiant de bien vouloir ne pas déranger
leurs voisins et de garer leurs voitures correctement. Dans l'annuaire
téléphonique de la ville, il est également possible
de trouver le numéro des groupes criminels, comme cette bande «Yakamen»
dont les coordonnées sont mentionnées à la rubrique
«Associations d'entraide». Sur l'un des murs de la maison où
est domicilié le groupe, on peut lire le nom de chacun des membres,
par ordre alphabétique. Quant aux chef Yakuza, ils sont considérés
comme de vrais notables dans leurs quartiers. Les «Parrains»
sont principalement assimilés aux sages des village auprès
desquels on vient demander un conseil ou un service. Les citoyens apprécient
certains des services sociaux que peuvent leur rendre la pègre,
ainsi que le sens civique de ses membres, une qualité qui aura survécu
à la loi antigang de 1992. Si en effet les Yakuza se sont faits
plus discrets après cette loi, ils n'hésitent pas à
porter secours aux populations en cas de problème et sont notamment
intervenus à Kobe, lors du tremblement de terre. Cette image des
yakuza «défenseur des populations en détresse»
est donc encore très ancrée dans l'esprit des nippons : les
citoyens se tournent plus facilement vers la pègre que vers les
autorités pour régler certains litiges et conflits civils,
lorsqu'ils ont des dettes commerciales, subissent des agressions, des accidents
de la route. Les Yakuza ont su maintenir cette habitude japonaise de faire
appel aux relations privées en cas de problème au lieu de
s'adresser à la police. Le public nippon se sent, en outre, redevable
envers "la mafia de proximité" qu'il considère comme sa protectrice,
et qu'il voit - grâce à la discipline très stricte
imposée par la relation Oyabun-Kobun - comme un facteur de réduction
du taux de criminalité urbaine.
Les rapports entre les Yakusa
et la police.
Comme nous l'avons indiqué
précédemment, l'intégration sociale des Yakusa dans
la société nippone repose sur leurs connivences avec les
milieux politiques, et sur leur très large acceptation par les citoyens.
Mais la police est, elle aussi, responsable de la position centrale de
la pègre dans la société japonaise.
On a pu observer les premiers
signes de liens entre la pègre et la police, à la fin de
la seconde guerre mondiale. La pègre aurait prêté secours
à la police nippone pour combattre les malfrats Coréens et
Chinois. Ces liens se sont largement renforcés à la suite
de la ratification du traité de sécurité avec les
Etats-Unis dans les années 60. Même si cette collusion s'est
réduite pendant les décennies suivantes, il n'en demeure
pas moins qu'une certaine coopération s'est instaurée, qui
continue d'exister.
Certains experts de la criminalité
organisée japonaise pensent ainsi que la faible intervention de
la police contre les gangsters s'explique par l'utilisation de ces derniers
comme une sorte de «police auxiliaire», des gardiens de la
paix des rues. M. Von Hurst estime, de la sorte, que si certains petits
voyous commencent à semer le trouble quelque part, il y a plus de
chances pour que les Yakusa les trouvent en premier. D'autres, pensent
que c'est par crainte des représailles de la pègre, et en
raison de la pression exercée par les autorités, que la police
a choisi de rester effacée. En d'autres termes, la police japonaise
préférerait l'existence d'une criminalité organisée
plutôt que son absence, ou que son remplacement par une "criminalité
débridée".
Le rôle des Yakuzas est,
en partie, comparable à celui d'une "police parallèle". Leurs
membres se chargent de la protection des populations et de la limitation
de la délinquance urbaine. Si cela semble très généreux
de leur part, il faut rappeler que les Yakuzas ne font rien sans arrière
pensée. Leur coopération plus ou moins officielle avec les
forces de l'ordre a pour but de les rendre indispensables auprès
de leurs unités qui se sentent ainsi redevables. Les Yakusa assument
cette responsabilité dans le but de mener à bien leurs affaires
sans entraves et de pouvoir accroître, dans le même temps,
leur puissance financière. Ce besoin d'ordre est nécessaire
au maintien d'une bonne notoriété, d'une bonne image de marque.
Il est une garantie de prospérité et de pérennité
de leurs activités. Le phénomène se traduit, au Japon,
par l'une des délinquances urbaines les plus faibles des pays industrialisés.
Si l'on soutient la thèse
selon laquelle la police se sert de la pègre comme «régulateur
social» des quartier nippons, alors, il faut admettre que le maintien
de cet ordre n'ait pu se faire qu'au prix d'une certaine tolérance.
Ainsi, il est monnaie courante que la police ferme les yeux sur bon nombre
d'activités plus ou moins illicites. Cette relation privilégiée
entre la pègre et la police nous conduit à remettre en cause
la capacité de la police nippone à maintenir elle-même
cet ordre. Lorsque les forces spéciales de la police interviennent
en organisant des raids contres la pègre, il s'agit davantage de
« shows», où la police tente d'en imposer ou simplement
de montrer sa force à une population qui reste sceptique, que d'opérations
destinées à éradiquer la criminalité .
Dans les faits, la collaboration
entre les forces de l'ordre et les "forces de l'ombre" est devenue tellement
étroite, qu'elle a favorisé un véritable mimétisme
de la part des policiers vis à vis de la pègre, et qu'il
est devenu difficile de distinguer le malfrat du policier, tant dans les
habitudes vestimentaires que dans les comportements. Ce mimétisme
est renforcé par la fascination qu'exerce l'aspect féodal
des organisations criminelles nippones sur le reste de la population. En
décembre 1990, la police d'Osaka, inquiète du bouleversements
des m_urs au sein de ses unités, publiait une charte dans laquelle
elle demandait à ses fonctionnaires de ne pas calquer leur façon
d'agir sur celle des Yakuza.
Les Boryokudan à l'échelle internationale
Depuis les trois dernières
décennies, le crime organisé nippon tisse sa toile à
l'extérieur des frontières de l'archipel.
La collaboration des Yakusa
et des triades chinoises
Les Yakusa et triades chinoises
fonctionnent en partenariat dans certaines opérations de blanchiment
d'argent. Un matin de 1992, à Paris, devant le grand magasin Louis
Vuitton, une centaines d'asiatiques (Vietnamiens, Coréens, Chinois)
venus du treizième arrondissement, attendent patiemment que la boutique
ouvre ses portes. Ils sont chargés d'y acheter des articles de luxe.
Dès qu'ils entrent dans le magasin, on assiste alors à une
véritable razzia, effectuée à l'aide de billets flambant
neufs de 500F. Une fois le magasin "dévalisé", les acheteurs
se rendent dans une petite rue adjacente où un camion les attend.
Ils y déposent la marchandise en échange d'une commission
de 75F. Dans certains cas, l'opération est répétée,
soit dans le même magasin, soit dans une autre boutique du quartier.
Les articles acquis sont ensuite regroupés dans un local, avec d'autres
produits de grande marque tels que des sacs Hermès, des parfums
Chanel. A Roissy, un responsable des douanes permet l'exportation de ces
articles en échange d'une rémunération. Ces articles
sont destinés à renflouer les grands magasins de Tokyo et
des provinces japonaises. En avril de la même année, la gendarmerie
française procède à plus de 100 arrestations et bloque
les comptes bancaires du réseau, localisé au Luxembourg.
L'opération révèle que quatre cents millions de francs
ont déjà été blanchis, dont dix millions de
francs en achat de marchandises. On estime que le nombre de « fourmis
»82
ayant participé à ces transactions s'élève
à plus de trois cents. Cinq responsables du réseau sont mis
en arrestation, dont deux Yakuzas, et trois mafieux chinois.
Ce besoin de coopération
entre mafias est né du développement d'un nouveau triangle
de trafic de drogue mis en place par des organisations criminelles originaires
du Japon, de Chine et de Colombie. Les Colombiens produisent la cocaïne,
les Chinois échangent la cocaïne contre de l'héroïne
que l'on peut ainsi infiltrer aux Etats-Unis. Les triades chinoises introduisent
la drogue sur l'Archipel avec l'aide des Yakusa. En Europe, les Yakusa
et les triades passent des accords pour blanchir l'argent d'activités
illicites. Ces coopérations concernent également le trafic
d'armes, de cocaïne et d'amphétamines. Les Yakuza ont besoin
de l'aide des triades dans cette partie du monde car ils y sont beaucoup
moins bien organisés que les Chinois qui sont à la fois plus
nombreux mais surtout maîtrisent mieux la culture occidentale et
le système économique des pays d'accueil. En contrepartie,
les Yakuza aident certaines triades à s'organiser au Japon.
La place des Coréens
dans la mafia japonaise.
Les origines de la «pègre»
coréenne
La population coréenne
est également un «muscle» important de la pègre
japonaise, particulièrement dans le Kansai où réside
la moitié de la population coréenne du Japon. L'origine de
la pègre coréenne sur l'archipel remonte au lendemain de
la seconde guerre mondiale alors qu'elle tente de s'imposer, avec les thaïlandais,
sur le marché noir. D'abord repoussés par les gangs nippons,
les Coréens parviennent à consolider leur domination dans
certains fiefs. Quelques uns font fortune, d'autres comblent les niches
délaissées par les Yakuzas et une partie rejoint les Boryokudan.
Les malfrats coréens entrent en effet dans les bandes de Yakusa
afin d'échapper à la pauvreté. Il est particulièrement
difficile pour un Coréen d'accéder à une reconnaissance
sociale et financière au Japon. Pourtant, à Osaka où
ils sont nombreux, il n'est pas rare de voir des gangs dont les membres
sont d'origine coréenne, prospérer et diriger plusieurs marchés.
Les relations entre les gangs
coréens et les gangs japonais
Dès les années
60, les Yakusa recourent à la pègre d'origine coréenne
pour étendre leur domination à d'autres régions du
Japon. Dans les années 60, Taoka, chef du Yamaguchi-gumi sollicite
l'intervention du célèbre malfrat d'origine coréenne,
Yanagawa Jiro, afin de faciliter la pénétration de son groupe
à Nara, Kyoto et Fukuï.
La pègre sud-coréenne
devient, en outre, l'un des principaux fournisseurs d'amphétamines
des gangs japonais, et plus particulièrement, dans la province chinoise
du Fujian.
L'implantation des Boryokudan
à l'étranger et la collaboration avec les autres pègres83
Les Yakuza sont aujourd'hui
présents sur la scène internationale. Ils se sont adaptés
au monde actuel qui n'a cessé de s'ouvrir. Engagés, dès
les années 60, en Asie du Sud Est, ils s'y emploient à développer
le tourisme sexuel et le trafic de drogue (surtout les «speeds»).
Par la suite, ils étendent leurs activités aux Etats-Unis
(côte ouest) et aux Philippines où ils sont présents
sur le marché des armes. Ensuite, c'est le tour de Hawaii, où
ils investissent la restauration, les night-clubs et la prostitution. Ils
s'implantent également à Las Vegas où ils s'intéressent
à l'industrie du jeu et plus particulièrement aux Casinos.
La présence des Yakuza est également très ancienne
en Australie, en Nouvelle Zélande, à l'île de Guam
et à Taiwan. Leurs organisations sont aussi actives au Brésil
où elles se sont mise en cheville avec les bandes locales. En ce
qui concerne l'Europe, la présence des Yakuza est significative
en Allemagne et à Londres. En réalité, la progression
des Yakuza dans le monde a suivi l'expansion de la communauté japonaise.
Ainsi, leur choix des Etats-Unis s'explique par l'existence de la plus
grande population nippone émigrée, soit 850 000 japonais
résidant essentiellement à Hawaii et en Californie. Les Yakusa
collaborent également avec les Philippins, les Taiwanais et les
Chinois de Hong Kong présents sur le territoire nippon. La nature
de leurs activités commune porte essentiellement sur la contrebande
d'armes, de drogue, et le trafic de voitures volées.
Conclusion du chapitre
Les Japonais se demandent aujourd'hui
si les Yakuza sont, comme ces derniers l'affirment, des victimes de la
société, ou s'ils sont véritablement des gangsters.
Ils inspirent des sentiments mitigés, faits à la fois de
fascination et de crainte. Pour certains, ils sont porteurs d'un message,
d'une authenticité humaine et individuelle, issus du respect d'un
nombre important de valeurs et de normes appartenant à l'histoire
du Japon. Cette ambiguïté cultivée entre "le monde de
la lumière" et "les forces de l'ombre" a été savamment
exploitée par l'industrie cinématographique. A l'extérieur
des frontières, les Yakuza ont étendu leur activités
sur les autres continents et devraient poursuivre sur cette voie - la dynamique
de la mondialisation les y incitant.
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81
Philippe Pons, op.cit.
82
Roger Faligot , L'empire invisible : les mafias chinoises, Editions
Philippe Picquier, avril 1996.
83
Thierry Cretin, « Mafias du monde : les Organisations criminelles
transnationales ». Actualité et perspectives, deuxième
édition, Paris, Presse Universitaire de France, collection «
Criminalité internationale », septembre 1998.