Défense et Défis Nouveaux : l’hostilité, l’avenir
Xavier RAUFER
2001
Voici le quatrième livre de « Défense & Défis Nouveaux ». Cette collection possédant désormais son assise, le moment est venu de préciser son projet éditorial.
A l’occasion de la parution de Etats échoués, mégapoles anarchiques nous abordons deux thèmes centraux : l’hostilité et l’avenir, par trois questions directrices :
1°) Désordre mondial : pourquoi ? Qui est menacé ? Quelles conséquences pour notre Défense ?
Il y a désordre mondial, non parce qu’il y aurait, sur la planète, quantitativement plus d’insurrections, d’escarmouches, d’attentats terroristes, de micro-conflits, de rébellions, qu’auparavant (durant la Guerre froide, par exemple), ni même parce qu’il y aurait plus de brigands, de rebelles, de dissidents, que jadis.
Il y a désordre mondial par manque qualitatif :
- de distinction claire entre la guerre et la paix (a) ;
- et même, d’accord sur ce qu’est la guerre elle-même (b).
a - Jadis, Cicéron affirmait : inter pacem et bellum, nihil est medium. Aujourd’hui, c’est l’inverse : seuls existent des états vaguement belliqueux, difficiles à cerner et à classer (pressions économiques, interventions armées de natures et d’ampleurs diverses, etc.). Cette grave confusion entre guerre et paix, à l’horizon de l’époque charnière fin du XXème - début du XXIème siècle, Martin Heidegger la pres-sentait d’ailleurs, dès le début de la Guerre froide [1] : « Changées, ayant perdu leur essence propre, la « guerre » et la « paix » sont prises dans l’errance ; devenues méconnaissables, aucune différence entre elles n’apparaissant plus, elles ont disparu dans le déroulement pur et simple des activités qui, toujours davantage, font les choses faisables. Si l’on ne peut répondre à la question : quand la paix reviendra-t-elle ? Ce n’est pas parce qu’on ne peut apercevoir la fin de la guerre, mais parce que la question posée vise quelque chose qui n’existe plus, la guerre elle-même n’étant plus rien qui puisse aboutir à une paix. La guerre est devenue une variété de l’usure de l’étant, et celle-ci se continue en tant de paix ».
b - Toujours au cours de l’histoire, un ordre international a supposé que ses membres aient une seule vision de l’hostilité, une idée commune de la guerre. Pour qu’il y ait ordre international, les adversaires potentiels devaient d’abord, tout simplement, se voir et se reconnaître - physiquement, mais aussi juridiquement. D’où, pour le premier besoin, l’uniforme. Pour le second, juridique, l’ennemi devait être « juste » au sens formel du terme, c’est à dire « impeccable ». Ainsi, « Les brigands, les pirates, les rebelles ne sont pas des ennemis, des justi hostes, mais l’objet d’une poursuite pénale, que l’on met hors d’état de nuire » [2].
2°) Dans ce contexte, qui est menaçant ? Qu’est-ce alors qu’un défi nouveau ?
Qui dit absence d’ordre international, dit donc d’abord, période de désordre, celui-ci étant ensuite et bien sûr mondial à l’ère de la mondialisation.
Désordre mondial signifie forcément périls neufs, ou insolites, pour notre sécurité nationale ; au-delà, pour l’Union européenne (coalition d’Etats territoriaux souverains dotés de frontières fixes, de normes impersonnelles, calculables et compatibles, à l’intérieur de laquelle on circule pour l’essentiel, librement). Nous définissons donc comme « défi nouveau » pour la défense :
. un ensemble de situations étrangères à la guerre inter-étatique, laquelle implique « un ennemi juridiquement reconnu, différent du criminel ou du monstre » (Carl Schmitt, op. cit.) ; situations présentant toutes pour la France, sa société et son Etat, au-delà pour l’Union européenne, un risque manifeste, de niveau stratégique ;
. dans ce cadre, tout danger émergent, ou soudain plus grave, émanant d’entités non-publiques et non-militaires, toutes de facto hors-statut, et dont l’évolution ou la mutation récente implique un changement de nature, non de degré ;
. chacune des entités menaçantes considérées étant :
a - de nature sub ou supra-étatique - aucune d’entre elles ne constituant en tout cas, dans la période envisagée, un Etat,
b - de par sa position géographique, son recrutement ou son implantation, dé-territorialisée, soit transnationale, internationale, ou même mondialisée.
3°) Dans ce contexte, quel rôle pour Défense & Défis Nouveaux ?
Clairement, rôle de cette collection nous semble le suivant : analyser le désordre mondial, dépeindre la réalité criminelle actuelle. Surtout : dégager l’horizon au sein duquel se déploient les défis nouveaux, sur le mode de la détection précoce et du devancement.
• Pour cela, nous décrirons les symptômes du chaos mondial. Le retour de la piraterie, par exemple. De telles études nous permettront de cerner ces « guerres de hors-statuts », dont la piraterie n’est peut-être qu’un frappant signe avant-coureur. En effet, pas de symptôme plus manifeste du désordre mondial que la piraterie. Et peu de formes criminelles plus vivaces aujourd’hui : selon l’International Maritime Bureau [3], il y eut en l’an 2000, 469 attaques (connues) de navires - cinq fois plus qu’en 1995. En 2000 toujours, 72 marins ont été assassinés - 3 en 1999. Or 90% du fret mondial est transporté par des bateaux dont une moitié emprunte des eaux asiatiques, aujourd’hui quasi-anarchiques. C’est en effet entre l’océan Pacifique et l’océan Indien que les 3/4 des 469 attaques de 2000 ont été recensées.
• Nous tenterons aussi de déjouer les pièges conceptuels, ces mots d’allure savante dont on use et abuse face aux situations chaotiques ou belliqueuses ; mais confus et tenant plus de la propagande, ou du galimatias prétentieux, que du concept opératoire. Au premier rang desquels « ethnique ». Peu de termes plus opaques, en effet, que celui-ci, aujourd’hui omniprésent dans les médias. Dans la presse, il remplace, par political correctness, tout un ensemble de mots aujourd’hui tabous : race, tribu, clan - aussi différents que contradictoires entre eux - au prix d’une sévère confusion.
« Ethnique » possède-t-il un caractère biologique ? Est-il à l’inverse synonyme du mot américain « ethnic » signifiant, au choix, communautaire, étranger, voire allogène ? On ne sait. Quel rapport entre un « ethnic albanian » du Kosovo et des « affrontements ethniques » au nord du Nigeria ? On voit mal. Mais, dans l’actuel chaos mondial - et comme pour la piraterie - peu de conflits prolifèrent plus que les communautaires, tribaux, claniques ou raciaux. Il faudra donc autopsier l’ « ethnique », pour voir ce qu’il renferme vraiment.
• Enfin, et là, nous en revenons à l’ouvrage qui suit, nous tenterons d’y voir clair dans cette histoire d’« effondrement » des Etats. Etats effondrés (collapsed states) : ce concept américain a, comme souvent, été repris à l’aveuglette, par des intellectuels-médiatiques agissant plus en traducteurs qu’en révélateurs. L’étude approfondie de Jean-Luc Marret permet ici d’y voir clair.
Cette étude permet surtout de faire le diagnostic suivant : là où il est plus qu’une fiction polie - et même si, à l’instant, il recule devant les multinationales géantes et les organisations criminelles transnationales (OCT) - l’Etat-nation est une vieille bête coriace. Il en a vu d’autres. Ce qu’il a lâché d’une main, il tentera opiniâtrement de le reprendre de l’autre - avec, à la clé, de bien intéressantes « guerres », de passionnants « défis » dans les décennies qui viennent.
Que de pistes à suivre, que de territoires à explorer pour « Défense & Défis Nouveaux » ! Guerres de hors-statuts, conflits communautaires, tribaux ou claniques, guerres économiques ; « guerre des bidonvilles » révélée par la terrifiante étude d’Anne-Line Didier sur cette mégapole chaotique qu’est Karachi ; guerres des nouveaux géants, multinationales contre mafias, les Etats-nations survivant, donc endurcis, comptant les points et tentant de récupérer leur puissance du siècle passé... Bonnes lectures ! n
[1] Dépassement de la métaphysique (1951) in « Essais et conférences », Tel-Gallimard, 1980.
[2] Carl Schmitt, « Le Nomos de la Terre », PUF, collection Léviathan, 2001. La guerre inter-étatique étant pour Schmitt « une action militaire qui se déroule... à l’aide d’armées organisées par un Etat contre de semblables armées adverses, organisées par un [autre] Etat. »
[3] Voir « In modern piracy, cell phones join the cutlasses », International Herald Tribune, 19/06/01.