Les grands groupes en cours de mondialisation : une proie rêvée pour les mafias

Xavier RAUFER

Mars 2000

Première historique : aujourd’hui, l’ordre international n’est plus un ordre interétatique. Le capitalisme s’est émancipé de la politique; chaque jour, des transferts de souveraineté se produisent au détriment de l’Etat-nation, et au profit d’organisme supranationaux : ONU, OTAN, Union Européenne dans le domaine politique; dans celui de l’économie, en faveur de marchés organisés ou de grands groupes industriels, financiers ou commerciaux mondialisés (ce notamment du fait des privatisations). Désormais :

. Sur les 100 principales puissances économiques du monde (Etats et entreprises confondus), 51 ne sont plus des Etats-nations, mais des multinationales.

Sur les 60 premières puissances mondiales, les 22 premières sont des Etats (au premier rang, les Etats-Unis avec un PIB en 1998 de 7745,7 milliards de dollars). Ensuite, de 2 à 10, Japon, Allemagne, France, Royaume-Uni, Italie, Chine (+ Hongkong), Brésil, Canada, Espagne. En 23ème position se trouve General Motors (Etats-Unis) avec un chiffre d’affaires de 178,2 milliards de dollars, juste avant le Danemark (PIB : 161,1 milliard de dollars); 26ème : Ford Motor (Etats-Unis), CA : 153,5 milliards de dollars, juste avant la Norvège (PIB : 153,4 milliard de dollars); 28ème : Mitsui & co. (Japon), CA : 142,8 milliard de dollars, juste avant la Pologne (PIB : 135,7 milliard de dollars) [1], etc.

. Les 200 principaux groupes mondiaux représentent à eux seuls près de 30% de l’activité économique planétaire,

Aujourd’hui, cent entreprises mondialisées imposent leur loi à l’économie du globe [2]. Au premier rang d’entre elles : General Electric, Ford Motor, Royal Dutch-Shell, General Motors, Exxon, Toyota, IBM, Volkswagen, Nestlé, Daimler-Benz. Leur chiffre d’affaires collectif (en 1998) est de 2100 milliards de dollars, une fois et demi le PIB de la France. Ces 100 groupes détiennent 1800 milliards de dollars d’actifs hors de leur pays d’origine et emploient plus de 6 millions de personnes dans le monde.

. Les 500 premiers groupes mondiaux représentent 70% du commerce mondial (légal). Et la tendance s’accélère : hors de leur pays d’origine, l’investissement des 60 000 multinationales du globe et de leurs 500 000 filiales étrangères a crû de 40% en 1998, par rapport à 1997 [3].

Au-delà, des entités de toute nature - économiques, financières, culturelles, religieuses, s’affranchissent aujourd’hui des frontières territoriales et des normes juridiques nationales. Elles usent pour cela de technologies sophistiquées, dont celles de la communication, se connectent à des groupes analogues, etc.

La criminalité organisée n’a rien fait d’autre que ces entités licites : elle a profité de la mondialisation des marchés, de l’impact du commerce électronique, de l’accélération des moyens d’échange, pour amplifier et accélérer le mouvement des marchandises illicites.

Comme d’autres, l’activité criminelle a joué sur la mondialisation pour se disperser, se délocaliser, optimiser ses prestations. Comme dans les cas légitimes, la mondialisation a suscité un marché mondial - criminel celui-là - en confrontant offre et demande de biens, d’actes ou de services illicites.

La puissance du crime organisé mondial est telle aujourd’hui, qu’elle suscite la mobilisation des principaux pays du monde. En septembre 1999 par exemple, une conférence sur les nouvelles criminalités s’est tenue à Garmish-Partenkirchen, en Allemagne. Là, des experts venus de 22 pays pour faire le point sur la menace mafieuse, ont lancé un cri d’alarme :

. Les liens entre organisations criminelles transnationales sont toujours plus forts et complexes,

. L’internationalisation de ces entités criminelles est toujours plus poussée. Aujourd’hui, certaines affaires judiciaires de mafias concernent jusqu’à 25 juridictions nationales différentes !

. L’activité de ces superpuissances du crime est une menace de niveau stratégique pour les systèmes financiers nationaux, même les plus grands, et pour les appareils d’Etat fragiles.

Mais aussi, mais surtout, le crime organisé n’a pas manqué de constater les changements survenus dans le monde post-Guerre froide. Willie Sutton, légendaire “braqueur” américain, disait jadis qu’il s’attaquait aux banques parce que “c’est là que se trouve le fric”. Aujourd’hui où se trouve le fric ? De plus en plus, dans des systèmes informatiques, dans les grandes entreprises ou encore, au dessus de celles-ci, dans ces fonds de pension géants dont les actifs gérés dépassent parfois les 1000 milliards de FF [4].

2°) Des menaces concrètes, actuelles et réelles pour les entreprises

Dans le “Figaro-Economie” du 14 avril 1999, une enquête faite auprès de 7500 groupes et entreprises européens et américains (dont 385 français) par un cabinet britannique de risques-pays. Elle révèle que les grands groupes ont en 1998 perdu dans le Tiers-monde 146 milliards de FF. du fait de “risques non conventionnels”, escroqueries, crime organisé, etc. Au Sud, 42% de ces sociétés ont fait face au crime organisé et au terrorisme. Suit un “hit-parade” des pays les plus périlleux. En première place, le Pakistan; après lui, l’Indonésie, la Russie, la Colombie, la Biélorussie, l’Ukraine, l’Inde, l’Algérie, le Vietnam et l’Azerbaïdjan.

Ainsi donc, le monde post-guerre froide est périlleux - pour les entreprises comme pour les individus. Sauf à se limiter aux quelques 20 Etats de droit, démocratiques et policés de la planète, les multinationales doivent donc désormais savoir faire des affaires, des profits, dans des pays ou des continents chaotiques, complexes, souvent hostiles. Ainsi se révèlent, en Asie centrale comme ailleurs dans le monde, des risques de toutes sortes, politiques, criminels, terroristes, avec, dans ce dernier cas, un mélange perturbant de formes “classiques” de violence politique et de variantes post-guerre froide, elles irrationnelles - parfois à la limite de l’autisme - et d’autant plus dangereuses.

Ajoutons à cela des fanatiques, des sectes, et les plus radicaux des activistes des droits de l’homme, des droits des animaux, ou encore des droits de la nature, ces deux dernières variantes n’hésitant désormais plus à passer à l’éco-terrorisme si besoin est.

Cette irruption du monde criminel dans celui de l’entreprise et des affaires n’est nulle part plus nette que dans le domaine financier. En février 1999, une grande étude du “New York Times” montre que la crise asiatique a débuté en Thaïlande - que “quand la Thaïlande s’est enrhumée, toute l’Asie s’est mise à éternuer”. Un rapport du Bureau International du Travail (BIT) daté du 16 mars 1999 révèle que cette “crise asiatique” a supprimé 24 millions d’emplois dans la région et a donc replongé 24 millions d’asiatiques dans le chômage ou l’ “économie informelle”. Le chômage a doublé à Hongkong, en Chine et aux Philippines; triplé en Indonésie, en Corée du sud et en Malaisie [5].

Or à l’origine, la crise financière vécue par la Thaïlande est clairement criminelle : des études d’universitaires Thaïs montrent qu’en 1996, le budget de l’Etat était de 28 milliards de dollars US, alors que le chiffre d’affaire du crime en Thaïlande (prostitution, stupéfiants, déforestations illégales, etc.) dépassait, lui, les 32 milliards... Idem au Brésil : la crise locale (séquelle de l’asiatique) renforce le pouvoir corrupteur régional des cartels Colombiens et criminalise plus encore le pays.

Plus généralement, les cas mexicains et thaïlandais ont permis à des experts d’institutions financières internationales majeures (FMI, Banque mondiale) d’établir une sorte de règle : quand, dans un pays émergeant, le volume d’argent criminel en circulation dépasse le budget de l’Etat, celui-ci est condamné à terme au cycle bulle financière - effondrement financier.

A l’inverse de ce qui nous est seriné depuis trente ans, c’est ainsi la criminalité violente qui génère au sud les drames économiques, donc la misère. Et pas le contraire. Une étude faite en 1998 par la Banque mondiale démontre que depuis 1980, le ratio homicides/population a doublé en Amérique Latine, ce qui ampute directement de 3% par an le PIB de ce continent. Ajoutons au calcul le coût indirect du crime - les sommes dépensées en vain pour les futures victimes - et la terrible déperdition dépasse 14% du PIB de l’Amérique du sud !

Canada, juin 1999 : rapport annuel de la société d’audit KPMG. Dans un sondage fait auprès de 1000 grandes entreprises canadiennes (publiques ou privées), la question suivante : “Le crime organisé représente-t-il un péril concret pour vous ?” Réponse positive dans 30% des cas. Ce dans un pays d’apparence aussi paisible que le Canada.

Juillet 1999 : enquête de la société d’audit Deloitte Touche Tohmatsu auprès de 90 grands équipementiers européens. 44% d’entre eux n’enquêtent jamais sur les liens d’associés possibles avec le crime organisé. Or 17% des entreprises qui prennent cette précaution changent d’attitude suite aux résultats de l’enquête...

Argentine, décembre 1999 : un sondage de KPMG auprès de 150 grands managers dirigeant 1000 des entreprises du pays permet d’apprendre que 83 de ceux-ci considèrent le blanchiment d’argent criminel au travers de leurs sociétés est le problème le plus grave auquel ils sont confrontés - 8 % de ces patrons admettant même que de l’argent illicite transite effectivement par leur comptabilité !

Les entreprises ne peuvent plus négliger ces très réels dangers - nouveaux, ou subitement plus graves - dans leurs projets de développement et d’investissement. Ce d’autant que le risque n’est pas seulement pour leur réputation, il est beaucoup plus directement et concrètement pénal. Prenons ici le seul exemple (développé plus bas) du transport involontaire de stupéfiants dans des conteneurs d’une société elle, honorable :

. Le détenteur des marchandises de fraude est réputé responsable de la fraude (article 392 du code des douanes, ci-après CD),

. Les capitaines des navires... commandants d’aéronefs... sont réputés responsables d’une manière générale des infractions commises à bord de leurs bâtiments (art. 393, CD) ,

. Les commissaires en douane agréés sont responsables des opérations en douane effectuées par leurs soins (art. 396 CD).

En cas de saisies répétées de stupéfiants à bord de navires ou aéronefs d’une compagnie donnée, des pays comme les Etats-Unis saisissent même les appareils; une mesure prévue également en France (art. 389 CD) [6]

Que peuvent faire les grands groupes en cours de mondialisation ?

D’abord, le cadre de notre propos :

. Dans chaque secteur de l’économie, la mondialisation fait émerger sous nos yeux quelques multinationales géantes dont les moyens sont - et seront plus encore demain - supérieurs à ceux d’Etats petits, voire moyens.

. Or les services de sécurité et de renseignement des 20 grands Etats-nation mondiaux sont restés les machines stables, lourdes, lentes de la Guerre froide, alors configurées pour affronter un ennemi tout aussi stable, lourd et lent. Au service de gouvernements élus - donc plus sensibles au court terme qu’à la longue période - ces bureaucraties d’Etat sont souvent inadaptées aux besoins “sécuritaires” des grands groupes - tout comme à ceux des entreprises moyennes actives sur les marchés mondiaux.

. Ces grands groupes et ces entreprises affrontent aujourd’hui le redoutable problème de la criminalisation du monde : pour eux par exemple, implanter des cadres et des techniciens dans des secteurs chaotiques de la planète est une nécessité économique indubitable.

. Vis-à-vis de leurs expatriés, les entreprises ont donc un réel devoir de protection. Mais aussi : structures, personnels, voies de communication et d’échange, marchés, secrets industriels et commerciaux, argent : ces sociétés ont un légitime, un sérieux devoir de sécurité.

. Ces besoins imposent d’englober - au moins intellectuellement - sûreté, sécurité, technologie de l’information, intelligence économique, veille juridique et moyens d’assurance en une doctrine de sécurité au niveau d’un groupe - ou d’une alliance d’entreprises de moindre taille - comme il y a eu élaboration d’une doctrine par les grand Etats, à chaque bouleversement technologique majeur.

. Pour mille raisons (d’abord légales), cette doctrine ne peut se borner à copier les politiques étatiques de sécurité. Aux grands groupes, aux alliances d’entreprises, de concevoir avec audace, puis de mettre en œuvre des outils d’investigation et de protection originaux, respectueux des lois locales comme du droit international. Enfin, d’inventer des modes d’échange et de coopération sûrs avec les appareils de sécurité des Etats.

Nous voici dans un monde nouveau, en une situation sans précédents. Nous posons donc à dessein plus de problèmes qu’il n’est possible ici d’en résoudre. Mais elle fixe le cadre dans lequel seront conçus demain - s’ébauchent déjà aujourd’hui - ces outils d’investigation et de protection originaux dont les entreprises ont un besoin vital.



[1] Dans les 60 premières puissances économiques du monde, on trouve aussi : Mitsubishi (Japon), Royal Dutch-Groupe Shell (Pays-Bas et Royaume Uni), Itochu (Japon), Exxon (Etats-Unis), Wal-Mart (Etats-Unis), Marubeni (Japon), Sumitomo (Japon), Toyota Motor (Japon), General Electric (Etats-Unis), Nissho Iwai (Japon), IBM (Etats-Unis), NTT (Japon), AXA-UAP (France), Daimler-Benz (Allemagne), British Petroleum (Royaume-Uni), Groupe Volkswagen (Allemagne). Voir sur ce sujet “Les 60 premières puissances économiques mondiales”, Courrier International, 25/11/1999.

[2] Voir “les nouveaux maîtres du monde”, Le Monde, 29/9/1999.

[3] Voir “Les milliards de la mondialisation” Libération, 28/9/1999.

[4] En 1999 : fond Calpers, 158 milliards de dollars; fond Tempelton, 230 milliards de dollars.

[5] Etude chômage des Nations-Unies, mai 1999 : en Indonésie le chômage est passé d’août 1997 à décembre 1998 de 4,3 à 13,7 millions de personnes. En Thaïlande, de février 1997 à décembre 1998, de 0,7 à 1,9 millions de personnes.

[6] L’exonération est cependant possible si ces personnes ou entreprises peuvent démontrer l’absence de fautes personnelles; si elles permettent l’exercice de poursuites contre les auteurs réels de la fraude; ou enfin si elles administrent la preuve qu’elles ont rempli tous leurs devoirs de surveillance - malgré tout, de très lourds et durables tracas.