Entreprises, nouvelles techniques criminelles et chaos mondial
Xavier RAUFER
Mars 2002
Notre conférence d’aujourd’hui est consacrée à la fraude économique et financière ; précisément à l’étude des moyens permettant d’optimiser la prévention et le traitement
Dans un tel cadre, le criminologue se trouve naturellement à l’aise. Qu’il lui soit cependant permis de situer son propos un peu en amont du thème choisi en partant de deux remarques préliminaires :
Avant même de prévenir, d’optimiser ou de traiter, il faut déceler, détecter, disposer des moyens d’effectuer un diagnostic.
Il sera question aujourd’hui de blanchiment, de corruption, de détournements (de fonds et de biens, sans doute) et de cybercriminalité : ces techniques criminelles relèvent toutes et sauf rare exception de l’exercice du crime organisé. Nulle de ces techniques ne disposant du moyen magique de s’exercer toute seule, ces infractions sont à l’évidence imaginées, puis appliquées par des individus ou des groupes criminels, qu’il convient de ne pas oublier.
Rappelons donc qu’il n’est rien de moins abstrait, rien de moins théorique, rien de moins virtuel que l’action criminelle. Toujours et partout, le crime est imaginé puis mis en uvre par de très réels individus de chair et de sang, dont les ressorts et les plans sont finalement limités et connus : vengeance, lucre, instinct de domination territoriale, fanatisme, pour les ressorts ; infiltration, corruption, intimidation, assassinat, pour les méthodes.
Ajoutons sur ce point qu’il faut se méfier du saucissonnage systématique consistant à traiter ici du blanchiment, là de la corruption, là encore des détournements, en oubliant que ce sont souvent les mêmes sociétés criminelles qui se livrent à ces diverses activités criminelles ; un oubli qui leur permet fort commodément de disparaître dans le fond du tableau.
Ce rappel est d’autant plus important que ces individus et nouvelles formes de criminalité sont non seulement susceptibles de ternir la belle image des entreprises dans lesquelles elles sévissent – ce qu’a dit mon prédécesseur – mais qu’elles peuvent handicaper sérieusement le bon fonctionnement de ces mêmes entreprises – voire parfois mettre leur survie en péril.
Cela m’amène à considérer le terme fraude. Chacun, dit la sagesse populaire, voit midi à sa porte. Ainsi les entreprises (surtout dans la banque et l’assurance) abordent-elles le plus souvent la criminalité au quotidien sous l’angle de la fraude. Ce qu’on entend en pareil cas par fraude peut aller, pour passer d’un extrême à l’autre, du méfait commis par un individu isolé, mu par le désir de vengeance ou bien corrompu par un concurrent, à l’action criminelle majeure, ourdie par une mafia. Pour parler en économiste, le terme fraude va donc du micro-économique le plus ténu au macroéconomique le plus ample. L’acte d’un individu isolé, pour grave qu’il soit, correspond ici au crime passionnel, en général peu planifié, voire spontané, peu détectable et qu’on découvre le plus souvent trop tard, quand il a été commis.
C’est pourquoi j’inscrirai plutôt la problématique de cette journée dans sa perspective large ; je tenterai de baliser sa profondeur stratégique.
Dès 1999, notre institut a produit une étude consacrée aux risques réels encourus par les grandes entreprises sur l’échiquier mondial. Nous en avions alors identifié 13 :
1°) Le blanchiment involontaire
Comment de grands groupes ont recyclé à leur insu des milliards de dollars pour les Cartels de la cocaïne d’Amérique latine
2°) Les “criminels en cols bleus”, syndicats, mafias, etc.
Quand le crime organisé contrôle les syndicats - et pas uniquement aux Etats-Unis
3°) Les éco-terroristes et le “satan multinational”
Les “éco-guerriers” (sincèrement fanatiques, ou manipulés, les deux cas existent) contre les “destructeurs de la planète”
4°) Les enlèvements d’expatriés, pour la gloire... Ou pour les dollars
Le kidnapping, un “business” en pleine expansion dans le Tiers-monde
5°) Faussaires, escrocs, etc.
Quand les plus grands groupes y laissent des plumes
6°) Les mafieux à Wall Street (et ailleurs)
La Bourse, entreprise de “famille” (Gambino, Genovese, Lucchese, Bonnano i tutti quanti)
7°) Menaces physiques, “contrats”, etc.
Comment se débarrasser des gêneurs et autres concurrents.
8°) Le partenaire mafieux
Asie, Afrique, Amérique Latine : êtes vous sûr de vos associés ?
9°) Racket, “protection”, etc.
Payez, la mafia s’occupe de tout
10°) Réseaux et “tuyaux” : prises d’otages et hold-up
Pipe-lines, autoroutes de l’information, etc. : des otages idéaux, un racket gagnant à tout coup.
11°) Les sectes, les fanatiques, l’entreprise
Une infiltration difficilement décelable, aux conséquences parfois graves.
12°) La “stratégie du coucou”, transport involontaire de denrées illicites
Dans vos conteneurs, en douce, une tonne de cocaïne
13°) Le vol à main armée de matériels précieux
Une micro-puce, ou une carte-mère sont anonymes, valent plus que leur poids en or. Et sont peu et mal protégés
Voilà, d’après nous, quels sont les principaux dangers criminels pour les entreprises, dans le monde tel qu’il est aujourd’hui.
Un monde chaotique à propos duquel, ensuite, il est nécessaire d’indiquer ce qui suit :
A vue d’homme (les deux décennies à venir, les affrontements entre les hommes – dont la forme suprême est la guerre – auront une dimension terroriste ou criminelle, ou hybride entre les deux.
Ces conflits seront notamment financés par des fonds transitant par des réseaux financiers clandestins, peu ou pas visibles, dissimulés au milieu des circuits de la finance légitime.
Les entreprises évolueront dans un contexte où la distinction monde développé – tiers monde n’a plus grand sens. Il existe en effet dans le tiers-monde des pôles très développés, consacrés à la haute technologie (Bangalore en Inde, par exemple) proches de secteurs misérables, dangereux, même. Et dans les pays développés, se multiplient des zones délaissées – voire hors-contrôle (ghettos, banlieues, etc.) dont l’ensemble forme une sorte de tiers-monde interne, lui aussi parfois dangereux.
Dans ce monde-ci, désormais dépourvu d’un vrai centre, de réelles périphéries, les Etats-nations, vieilles bêtes coriaces, sont moins menacés, moins fragiles que les entreprises, même les plus grands groupes mondiaux.
Il faudra donc que ces entreprises se protègent, se fassent conseiller, apprennent à assurer elles-mêmes leur sécurité. Une conférence comme celle d’aujourd’hui contribuera certainement à cette très nécessaire prise de conscience. Je conclus donc en félicitant ceux qui l’ont imaginée et réalisée.