Vivre et informer en un monde dangereux

Xavier RAUFER

Avril 2000

 

Comment évoquer les nouvelles menaces dans le monde de l’information et de la communication ? En cette fin de siècle moraliste, bienséante, lacrymale et paralysée par la pensée unique, je crois qu’il importe de parler clair et sans fioritures. De dire brutalement les choses à des hommes côtoyant chaque jour ou presque un monde chaotique et violent.

 

“Nouvelles menaces” est un concept composé de deux mots : nouvelles et menaces, que j’aborderai tour à tour.

 

Nouvelles - nouveau - nouveauté

 

La nouveauté superficielle, la mode par exemple, est agréable à l’homme, qui hait en revanche la nouveauté radicale et dérangeante. Au siècle dernier par exemple, comment réagirent des savants de l’académie royale britannique lorsqu’on leur présenta un ornithorynque ? Un animal avec un bec, de la fourrure, une queue comme un castor, pondant des œufs mais allaitant ses petits ? Simple : ils décrètèrent que la bête n’existait pas.

 

Notre société hait encore plus la nouveauté, puisque la force dominante y est aujourd’hui la médiasphère, sans doute l’institution de l’histoire humaine la plus rétive aux idées neuves. Autre force structurante de nos sociétés, la bureaucratie d’Etat, elle aussi révulsée par toute nouveauté dérangeante. Face à elle en effet, le bureaucrate réagit inévitablement par une manœuvre en trois temps :

 

1°) C’est un bobard journalistique (variante : un complot visant à nous détourner de nos missions vitales),

 

2°) On sait tout ça depuis longtemps,

 

3°) Le problème - réel, certes, mais infime - est résolu.

 

Une telle superstructure : médiasphère + bureaucratie d’Etat, forme un ensemble fort rétif au réel et au nouveau vrai. Mais en même temps, dans le monde d’aujourd’hui, le champ de bataille décisif est bel et bien le champ de bataille médiatique, et non plus celui des militaires. En effet, si victoire médiatique il y a, la bataille “guérrière” - ou la bataille économique, on voit ça actuellement avec les méga-fusions d’entreprises - devient secondaire, ou même superflue. Et quand la bataille médiatique est perdue, la victoire militaire perd de son importance, et peut même être inutile, si nul n’apprend la nouvelle.

 

Dans un tel contexte, la sphère information-communication ne peut que souffrir - et la société avec elle - de son éloignement de la réalité. Que nous dit en effet la philosophie sur le réel - et qui explique sans doute la détestation de l’homme à son égard ? Que la réalité est à la fois insupportable et irrémédiable. Que la fuir ne l’empêche en rien d’advenir. Face au réel en effet, les dogmes, les théories, les calculs, les plans, les projets, les préjugés, la bienséance, la tartuferie, les idées reçues, le credo médiatique, la propagande, les illusions, craquent, cèdent, s’effondrent vite.

 

Ce préalable philosophique énoncé, revenons à nos moutons : le réel montre que menaces nouvelles il y a bien.

 

On le prouve aisément en usant d’une image prise à Karl Marx, qui compare la révolution à de l’eau sur le feu. Jusqu’à ébullition, celle-ci ne subit qu’une variation de degré. Devenue vapeur à 100°, elle change de nature. Contrairement à la révolte ou à l’émeute, la révolution marque un changement de nature et non plus de degré, dans la réalité politico-sociale d’un pays.

 

Il en va de même pour les nouvelles menaces, qui sont nouvelles parce que changement de nature il y a eu, entre hier et aujourd’hui.

 

Qu’est-ce qui a provoqué ce changement de nature, ce bouleversement absolu de la menace ? La fin de l’ordre bipolaire du monde, un événement immense, le début d’une ère nouvelle de l’histoire humaine - mais aussi un événement paradoxal :

 

• D’abord, il est difficile à percevoir dans sa proximité même. En effet, dans notre vie, nous citoyens des principaux pays développés de la planète, qu’est-ce qui a concrètement changé depuis la chute du Mur de Berlin ? Pas grand chose. Et dans la vie du ministre entouré de la pompe et des ors de la République - et d’une cour de hauts fonctionnaires souples et prévenants ? Rien du tout. Mais surtout : lors de la chute de l’empire romain, qui avait conscience de cette chute ? Personne - et pourtant, chute il y avait bien.

 

• Notre chute, celle du Mur de Berlin est de nature différente, mais d’importance historique comparable. Comme tel, cet événement immense ne s’inscrit pas dans notre passé, mais au contraire dans notre avenir. Ecoutons Martin Heidegger, le philosophe le plus fécond du siècle, parler du concept d’horizon indépassable, ici, celui que fut longtemps la Grèce présocratique pour notre civilisation :

 

“Le commencement est encore. Il ne se trouve pas derrière nous, comme ce qui fut voici bien longtemps; tout au contraire, il se tient devant nous. En tant que ce qu’il y a de plus grand, le commencement est passé d’avance au dessus de tout ce qui allait venir, et aussi déjà au-dessus de nous-mêmes, pour aller loin au devant. Le commencement est allé faire irruption dans notre avenir : il s’y tient comme la lointaine injonction à nous adressée d’en rejoindre à nouveau la grandeur.” [1]

 

Nous voilà donc dans un monde chaotique, avec comme horizon (pour le moment indépassable) la chute du Mur.

 

Or souvenons-nous : au XIXème siècle, en pleine révolution industrielle, après l’immense séisme européen provoqué par la Révolution française, surgit dans la société - dans la littérature, dans l’art, dans les sciences humaines - le besoin urgent de mesurer le chemin parcouru, de baliser les champs nouveaux s’ouvrant à l’entreprise humaine, de dépeindre les forces sociales montantes. Cette soif nouvelle de réalisme permit aux romanciers, aux artistes, aux professeurs, de poser la question-clé, à laquelle par la suite, les politiciens peinèrent longtemps à répondre : la question sociale, la question ouvrière.

 

Aujourd’hui nous sommes aussi dans les séquelles d’un séisme, au milieu d’une révolution (celle des industries de l’information). Et maintenant que la poussière soulevée par la chute du Mur de Berlin se dissipe, nous découvrons peu à peu la question cruciale des années à venir. Cette question, c’est la question criminelle, désormais d’ampleur stratégique.

 

Menaces

 

Se répandant à la façon d’un virus informatique, l’activité criminelle organisée corrompt, pollue l’économie, la finance - même la guerre. Pour cela, elle dispose comme carburant de masses d’argent gigantesques et de structures internationalisées au point de rendre jalouses les entreprises les plus mondialisées.

 

Milliards criminels et mondialisation

 

• Argent : en 1996, le marché de détail, de deal de rue de la cocaïne s’élevait à ± 30 milliards de francs; celui de l’héroïne à 18 milliards. Au total, 48 milliards de francs. Ces transactions se faisant à 95% en coupures de 5, 10 et 20 dollars, cette montagne de billets pèse au total 6200 tonnes.

 

D’ici à 2004, suivant les experts du FMI et de la Banque mondiale, le montant mondial cumulé des narco-devises sera de 1500 milliards de dollars - la valeur du stock d’or détenu par l’ensemble des banques centrales en 1997. En 2014, la valeur cumulée des mêmes narco-devises dépassera le PNB des Etats-Unis de l’année 1997.

 

De telles masses d’argent sont clairement stratégiques : d’ailleurs, les deux effondrements financiers les plus spectaculaires des années 90 sont ceux du Mexique et de la Thaïlande - l’un au débouché du pipe-line de la cocaïne et de l’héroïne installé par les cartels colombiens et mexicains; l’autre à l’orée du Triangle d’Or - des krachs qui ont coûté au FMI 100 milliards de dollars. Précision : en 1996, le budget de l’Etat Thaï était de 28 milliards de dollars, alors que la masse d’argent criminel en circulation dans le pays (narco-devises, prostitution, contrebande, déforestations illégales, etc.) était, lui, estimé par des experts thaïlandais à 32 milliards de dollars...

 

• Internationalisation : le 8 février 1999, le Parquet de Vérone, en Italie, révélait le démantèlement d’un réseau de narcotrafiquants hautement structuré, opérant dans tout le nord de l’Italie, à partir de la ville de Durres, en Albanie. Il se composait de 15 italiens (des Calabrais de la Ndrangheta), 5 Albanais, 5 marocains, 8 tunisiens, 1 macédonien, 1 croate et 1 nigérian... “L’héroïne des Albanais”, dit le Procureur, “était échangée contre la cocaïne des Nigérians, pour diversifier l’offre et les Croates permettaient le trafic d’armes provenant de l’ex-Yougoslavie”.

 

Une terreur floue et soudaine

 

Mais aussi, un monde dans lequel la violence et la terreur ont changé de nature, de rythme. Hier, la menace - la menace terroriste, même - était lourde, lente; prévisible, explicable. Voir le Fatah-Conseil Révolutionnaire d’Abou Nidal, chacun savait quel pays l’hébergeait, de quels armes et explosifs il usait. Enfin, il était enfantin de “décoder” la signature de circonstance qu’il utilisait pour revendiquer ses actions. Tout au contraire, la terreur est aujourd’hui brutale, fugace, irrationnelle - voir par exemple le cas de la secte Aum ou du Groupe Islamique Armé algérien.

 

Le concept même de terrorisme est devenu flou. Hier en Afghanistan, Oussama ben Laden était un “combattant de la liberté” face à l’armée soviétique; aujourd’hui, c’est le terroriste N°1 au hit-parade des Etats-Unis. En décembre 1998 encore, le Département d’Etat américain qualifiait l’Armée de Libération du Kossovo (UCK) de “groupe terroriste”; trois mois plus tard, voilà la même UCK composée de “héros combattant la barbarie Serbe”, tandis que sur le terrain, l’OTAN lui sert de facto de force aérienne.

 

Des entités dangereuses, peu visibles et féroces

 

Aujourd’hui, les entités dangereuses sont fréquemment quasi-invisibles, difficiles à comprendre et ne correspondent ni à nos lois, ni à nos mœurs, ni à notre idée des frontières. En outres, elles sont irréductibles et souvent épouvantablement sauvages.

 

Quasi-invisibles : toute l’Amérique pensait que la famille mafieuse de Detroit avait disparu depuis 20 ans, quand on découvrit en mars 1996 que, sous la direction de Jack Tocco, son capo depuis plus de 20 ans, la mafia de Detroit avait continué depuis les années 60 son petit bonhomme de chemin. Disparus ? Mais non : les mafieux n’était en réalité que plus discrets...

 

Féroces : comment la police de New-York découvre-t-elle en avril 1987 que les “Yardies”, gangs de narco-trafiquants jamaïquains d’une cruauté inouïe, ont investi Harlem ? Grâce à un épisode épouvantable. Une voiture de patrouille longe ce jour-là Edgecombe avenue, au niveau du N° 219. Là, des Rastas jouent au football, toutes chevelures au vent. Soudain, l’un des policiers se fige : le ballon est une tête humaine, fraîchement décapitée. La scène se déroule en plein jour, en pleine rue. La victime ? Un toxicomane qui a voulu voler du “crack” à un “Yardie”. Un épisode de folie unique ? Non : dans une baignoire du repaire tout proche des narcos jamaïquains, les policiers découvrent les traces de l’ADN de plusieurs dizaines d’êtres humains différents...

 

La guerre n’est pas épargnée

 

Les 27 conflits civils ou para-militaires apparus ou réactivés depuis la chute du Mur de Berlin :

 

Afghanistan - Algérie - Angola - Birmanie - Burundi - Cambodge - Caucase (Russe) - Colombie - Congo-Brazzaville - Congo Démocratique (ex-Zaïre) - Guinée-Bissau - Inde - Indonésie - Liban - Liberia - Mexique - Pérou - Philippines - Rwanda - Sénégal - Sierra-Leone - Somalie - Soudan - Sri-Lanka - Tadjikistan - Turquie - ex-Yougoslavie.

 

Dans le monde chaotique d’aujourd’hui, la guerre se fait de moins en moins d’Etat à Etat, et devient donc de plus en plus féroce : ceux que nous affrontons - ou que nous devons pacifier - combattent pour ce que l’homme a de plus viscéral, de plus sacré, le sang (sa vie, sa lignée, sa famille, son clan) et le sol (sa maison, son territoire).

 

La guerre est aussi polluée, pénétrée par le crime, par le tribalisme, par la terrorisme. Toujours plus, l’adversaire est un métis, en partie “droit commun” et en partie “politique”. Un seigneur de la guerre dont la milice est financée par le racket, les trafics d’êtres humains, d’armes, de stupéfiants, d’espèces rares ou protégées et de déchets toxiques.

 

“La guerre civile fait corps avec la criminalité la plus abjecte” dit ainsi Oswaldo de Rivero, haut fonctionnaire de l’ONU, dans le “Monde Diplomatique” d’avril 1999. Pour lui, la “non viabilité nationale de nombreux pays en développement” fait imploser l’Etat-Nation en “entités chaotiques ingouvernables”, où règnent seigneurs de la guerre, bandes armées, mafias et cartels, en une “alliance de l’anarchie générale et des délinquances diverses”.

 

Physiquement, où risque-ton de se battre demain - donc d’où faudra-t-il informer ? Depuis les zones grises de la planète, parmi des tribus en guerre mais surtout au milieu des mégapoles chaotiques du Sud. En 2020, l’ensemble des pays dits “en développement” comptera plus de 6 milliards d’habitants, une population dont la grande majorité sera urbanisée. Ce sera, dit encore Oswaldo de Rivero, dans des “mégapoles délabrées où l’eau sera rare et les aliments et l’énergie trop chères pour les salaires moyens. Ces villes pitoyables deviendront alors probablement de véritables enfers humains, des bombes à retardement écologiques, réelles menaces pour la stabilité politique et écologique du monde”.

 

Alors, demain, la “guerre des étoiles” ? Non : infiniment moins hi-tech mais plus probable, moins glorieuse mais plus sanglante, la “guerre des bidonvilles”...



[1] Martin Heidegger, Ecrits politiques 1933-1966, Gallimard, bibliothèque de Philo-sophie, 1995.