Terrorismes, nouvelles menaces : évolutions récentes, perspectives
Xavier RAUFER
Mars 2002
En novembre 1989, s’ouvrait une parenthèse historique, refermée en septembre 2001. De 1989 à 2001, les pays développés ont ressenti le désordre et la violence du monde mais ont été préservés de tout conflit majeur. Ces pays « riches » ont été principalement en paix. Durant ces douze années, leurs opinions publiques ont négligé le chaos mondial. Elles tenaient leur tranquillité d’alors pour acquise et définitive.
Et nul écoutait vraiment de tels avertissements : “les époques pacifiques sont superficielles; comme l’ordre politique y semble assuré, on s’y attache aux problèmes de société; on y juge les dirigeants à leurs prestations médiatiques plus qu’à leurs performances politiques. De telles périodes ne durent jamais longtemps” [1].
Depuis le 11 septembre 2002, nous sommes entrés dans un monde chaotique, avec comme horizon (pour l’instant indépassable) la chute du Mur. La poussière soulevée par sa chute retombée, la parenthèse historique close, nous découvrons la question cruciale en termes de sécurité globale : la guerre terroriste et/ou criminelle, désormais d’ampleur stratégique. Une guerre qui concerne au premier chef l’Etat-nation.
En droit international classique, l’Etat est le seul sujet de l’histoire. Il détient le monopole de la violence légitime et de ce fait seules les guerre inter-étatiques sont de « vraies » guerres. Or :
Les guerres inter-étatiques sont en voie de disparition :
. La dissuasion nucléaire les a rendues trop dangereuses, surtout entre grandes puissances,
. Les démocraties (plus nombreuses que jadis) se combattent peu entre elles,
. Depuis le milieu du XXème siècle, le développement de l’économie et des technologies rend la conquête de territoires par voie militaire moins importante que par le passé.
Surtout : jusqu’à la fin de la Guerre Froide, la limite extrême du jeu guerrier interétatique est la stratégie indirecte, l’ensemble des manœuvres permettant de disloquer l’ordre de bataille ennemi. Or, alors que débute le XXIème siècle, la logique même de la stratégie indirecte est dépassée, inapplicable, dans un monde où se sont toujours plus effacées les distinctions hier claires entre attaque et défense, Etat et société civile, domaine public et privé, civil et militaire, guerre et paix, police et armée, légal et illégal. De nouvelles formes d’affrontements ont surgi, ayant pour facteur déterminant non plus l’idéologie ou la nation, mais la race, la tribu, la cupidité ou le fanatisme religieux.
Les guerres chaotiques terroristes/criminelles s’affirment
Quand débute une ère nouvelle, la difficulté majeure consiste à percevoir assez tôt quel sera l’ennemi, quel sera le champ de bataille, quelles seront les règles du jeu guerrier - à supposer qu’il y en ait.
En juin 1962, à l’académie militaire de West Point, John Kennedy donnait un bon exemple de cette vision précoce, en définissant ainsi la guérilla : “c’est une nouvelle forme de guerre, nouvelle par son ampleur mais d’origine ancienne... menée par des guérilleros, des subversifs, des insurgés, des assassins: une guerre d’embuscades et non de batailles, d’infiltration et non d’agression, où l’on veut vaincre en épuisant l’ennemi, non en l’attaquant. Pour affronter cette forme de guerre, il nous faut une nouvelle stratégie, des forces totalement différentes et de ce fait, une conscience du phénomène et un entraînement entièrement nouveaux et originaux”.
Dans le monde chaotique d’aujourd’hui, la guerre ne se fait plus d’Etat à Etat et devient donc de plus en plus féroce : ceux que nous affrontons combattent le plus souvent pour ce que l’homme a de plus viscéral, de plus sacré, le sang (sa vie, sa lignée, sa famille, son clan) et le sol (sa maison, son territoire).
La guerre chaotique est aussi polluée, pénétrée par le crime, par le tribalisme, par le terrorisme. Toujours plus, l’adversaire est un métis, partie “droit commun” et partie “politique”. Un seigneur de la guerre ou un chef de clan, ou un dignitaire religieux fondamentaliste et fanatisé, dont la milice ou le réseau terroriste sont financés par le racket, les trafics d’êtres humains, d’armes, de stupéfiants, d’espèces rares ou protégées et de déchets toxiques (Voir la spirale infernale dans laquelle se trouvent pris nombre de pays de l’Afrique subsaharienne : « échouage » des Etats-nations ; multiplication des bandes armées, des guérillas non-idéologiques - et « bandenkriege » subséquentes; règne du crime organisé ; tribalisme ; tyrannie des seigneurs de la guerre ; culture de l’impunité,….).
“La guerre civile fait corps avec la criminalité la plus abjecte” dit ainsi Oswaldo de Rivero, haut fonctionnaire de l’ONU, dans le “Monde Diplomatique” d’avril 1999. Pour lui, la “non viabilité nationale de nombreux pays en développement” fait imploser l’Etat-Nation en “entités chaotiques ingouvernables”, où règne une “alliance de l’anarchie générale et des délinquances diverses”.
Caractéristiques des guerres chaotiques :
. Abolition de l’espace géostratégique balisé dans lequel évoluait la Défense nationale des grands pays
. Diminution drastique du nombre d’Etats respectant les règles internationales en vigueur. De ce fait, non-reconnaissance des Etats ou des frontières par l’une au moins des deux parties à un conflit, du fait de l’affaiblissement sur trois continents du concept d’Etat- Nation disposant de frontières continues et sous contrôle,
. Fin de la distinction entre militaires et civils, entre front et arrière; raréfaction des milices portant encore un semblant d’uniforme,
. Environnement humain complexe : nécessité d’affronter un adversaire dispersé, noyé dans la population, souvent mêlé aux forces amies,
. Absence de batailles classiques en rase campagne, mais constante de massacres, de vendettas sanglantes (Albanie, Algérie, Tchétchénie, ex-Yougoslavie), succession d’épisodes terroristes.
. Usage des forces armées des pays développés, moins pour le combat militaire que pour des actions de police, des missions d’aide et d’assistance et autres « opérations de stabilisation ».
. Le tout au milieu d’un tourbillon criminel ou s’enchevêtrent : trafics de stupéfiants, de substances nucléaires, d’individus (entiers, immigrants clandestins; ou en pièces, vente d’organes), de composants électroniques “sensibles”, de pierres précieuses (« diamants de guerre »), d’armes; affrontements de fanatismes religieux, ethniques ou tribaux, guerres civiles ou famines, piraterie maritime ou aérienne.
Une terreur nouvelle, désormais floue et soudaine
Durant la parenthèse historique 1989-2001, la terreur a changé de nature, de rythme. Hier, la menace était lourde, lente; prévisible, explicable. Prenons ici l’exemple du Fatah-Conseil Révolutionnaire d’Abou Nidal : chacun savait quel pays l’hébergeait, de quels armes et explosifs il usait. Et il était enfantin de “décoder” la signature de circonstance qu’il utilisait pour revendiquer ses actions. Tout au contraire, la terreur est aujourd’hui brutale, fugace, souvent irrationnelle - voir par exemple le cas d’al-Qaida, de la secte Aum ou du GIA algérien.
Partant de ces prémisses, trois questions se posent, auxquelles nous tentons de répondre tour à tour : où se battra-t-on ? Quelles sont les entités vraiment dangereuses du chaos mondial ? Enfin : comment se battra-t-on ?
1°) Où se bat-on déjà ? où se battra-t-on ? « Jungle urbaine » et « bosquets de béton »
« Les zones urbaines sont des terrains particulièrement complexes pour le combat… Les pertes en zone urbaine sont plus élevées que sur les terrains ouverts. Alors, même si bien des militaires préfèrent éviter le sujet, il faudra y revenir car ce sera vraisemblablement un des terrains privilégiés de nos futurs opposants. Une façon pour l’ennemi du futur de contrebalancer la supériorité technologique et numérique [des Etats-Unis] sera de se fondre dans les villes et dans la masse… L’environnement urbain est multidimentionnel. Il inclut le sol, le sous-sol et la troisième dimension (chaque bâtiment peut abriter des ennemis). Cet environnement réduit les capacités de communication (structures métalliques et de béton)… Le soldat a conscience de ces difficultés qui jouent sur son mental. De plus, les zones urbaines sont toujours plus peuplées (en 2025, plus de 70% de la population mondiale vivra en ville). Les villes pourront dépasser les dix millions d’habitants. Les problèmes d’infrastructures et les besoins sociaux risquent d’aggraver le problème… Au cours des vingt dernières années, un tiers des déploiements militaires américains se sont fait en zone urbaine. Ce chiffre est en augmentation. Cet environnement met tous les intervenants sur un même pied d’égalité, quelles que soient les capacités technologiques des uns et des autres. ».
Future warfare anthology, US Army War College, mai 1999
Depuis la fin de la Guerre froide, et durant toute la parenthèse historique 1989-2001, les espaces incontrôlés se sont multipliés. Voici 60 ans, l’une des grandes intelligences du XXème siècle, Paul Valéry, célébrait un monde nouveau, ordonné et balisé : « Le temps du monde fini commence ». Mais la tendance était loin d’être irréversible : le “monde fini” aura duré un demi-siècle. Territoires chaotiques et zones hors-contrôle, bien sûr mais aussi - mais surtout - les “jungles de béton” encerclant les mégapoles du Sud.
En l’an 2000, en effet, la planète comptait 414 villes de plus de un million d’habitants - dont 264 dans le Tiers-monde. En 1950, l’Afrique comptait 6 villes de un million d’habitants; 19 en 1980; 50 en l’an 2000. En 2015, il y aura 33 mégapoles de plus de 8 millions d’habitants - dont 27 dans le tiers-monde - il n’y en avait que 2 en 1950.
En 2020, l’ensemble des pays dits “en développement” comptera plus de 6 milliards d’habitants, une population dont la grande majorité sera urbanisée. Ce sera, dit encore Oswaldo de Rivero, (op. cit.) des “mégapoles délabrées où l’eau sera rare et les aliments et l’énergie trop chères pour les salaires moyens. Ces villes pitoyables deviendront alors probablement de véritables enfers humains, des bombes à retardement écologiques, réelles menaces pour la stabilité politique et écologique du monde”.
Ainsi vivront la plupart des habitants de ces mégapoles du Sud - ou plutôt ceux des quartiers sauvages, campements et baraquements, se développant deux fois plus vite encore que l’urbanisation “classique” - déjà considérable. Ainsi, 80% des habitants actuels d’Addis-Abeba (Ethiopie) vivaient-ils en l’an 2000 dans des bidonvilles; 70% de ceux de Casablanca (Maroc) et de Calcutta (Inde); 60% de ceux de Kinshasa (Zaïre) et de Bogota (Colombie), etc.
Or ces “jungles urbaines” sont extrêmement volatiles : là et à la seconde, comme disait Mao Tsé Toung, “une étincelle peut mettre le feu à toute la plaine”. D’où, d’extrêmes difficultés d’intervention pour y réprimer une insurrection ou encore y éradiquer le narcotrafic... Le tout à proximité d’aéroports internationaux, donc, des caméras de CNN. Voir le gigantesque bidonville qu’est la bande de Gaza, dont l’armée d’Israël a dû se retirer, malgré son efficacité et son absence de complexes.
Noyés parmi les populations complices ou soumises des “banlieues sauvages”, terroristes, guérilleros et narcotrafiquants mènent leurs affaires - guerres tribales, activisme politico-militaire, fanatique ou millénariste ; trafics divers - en toute impunité. Pour ces illégaux (narco-trafiquants, terroristes, guérilleros, etc.) ces sanctuaires périurbains sont idéaux :
. Misère, entassement, pléthore de jeunes non qualifiés, bloqués sur place, fournissant tous les desperados nécessaires,
. Proximité du cœur économique du système et des aéroports,
. Proximité du centre politique et médiatique.
Alors, demain, la “guerre des étoiles” ? Non : infiniment moins Hi-tech mais plus probable, moins glorieuse mais plus sanglante, la “guerre des bidonvilles”...
2°) Au-delà de Ben Laden : les entités dangereuses du chaos mondial
Non-étatiques, transnationales, globales même - de nouvelles menaces stratégiques ont surgi du chaos. Acteurs féroces, territoires inaccessibles : nébuleuses terroristes, cartels, mafias ou milices sont des ennemis implacables. Dans les zones chaotiques du sud du monde, peu d’ambassades, pas de salons, mais des mégapoles anarchiques, des bidonvilles, la jungle - sur fond de terrorisme ou de guerre.
Car, pour user du vocabulaire scientifique, la fin de l’ordre bipolaire a suscité la mutation d’une foule d’entités hier purement terroristes ou purement criminelles. Hier, l’essentiel de la violence non-étatique de niveau stratégique, ou terrorisme transnational, était le fait de groupes organisés ou récupérés par des services spéciaux pour le compte d’Etats. Sur ordre et au cachet, ils fonctionnaient de façon mécanique, en suivant des impulsions marche/arrêt. Aujourd’hui, on assiste à la prolifération quasi-biologique, incontrôlable - et à ce jour incontrôlée - d’entités dangereuses complexes, très difficiles à identifier, à comprendre, à définir, ce sur des territoires ou au sein de flux eux-mêmes mal explorés.
Aux portes même de l’Union européenne, les nouvelles menaces émanent de :
. Milices, de guérillas mutantes, d’entités hybrides peuplées de terroristes, de “bandits patriotes” et de militaires déserteurs commandées par des « prophètes » illuminés, des généraux dissidents, des seigneurs de la guerre ou de purs et simples bandits ; ignorant toutes les lois internationales - d’abord celles qui relèvent du respect de l’humanitaire – et obéissant, soi à la loi de la jungle, soit à la « loi de Dieu »,
. D’entités mal connues, ou insaisissables, nébuleuses ou réseaux capables de mutations et de changement d’alliances foudroyants,
. Les unes et les autres évoluant, enfin, en symbiose avec les économies mafieuses dans le triangle narcotiques-argent sale-armes.
Les entités permanentes et hiérarchisées ont laissé place à de petits noyaux temporaires, mobiles, fanatisés, adeptes du “lo-tech”, aux motivations moins rationnelles, parfois même franchement millénaristes ou apocalyptiques,
Les freins moraux semblent avoir déserté des entités quasi-autistes, ne cherchant à influencer personne hors d’un étroit cercle d’élus. Faisant de la terreur aveugle une fin (la destruction de leurs “ennemis”), ils “justifient” leurs attentats (World trade center, métro de Tokyo...) par la volonté d’un “prophète”, ou par une imminente fin du monde.
Ainsi, les entités menaçantes du nouveau désordre mondial sont légion. Nébuleuses terroristes fanatisées, guérillas naguère politiques et aujourd’hui vendues aux narcotrafiquants, mafias, mouvements irrationnels violents, ou millénaristes.
Des terrorismes hybrides radicalement nouveaux
A la fin des années 60, l’IRA reprend la lutte armée contre les britanniques. A peu près au même moment, les palestiniens extrémistes commencent à détourner des avions, tandis que les Brigades rouges et la Fraction armée rouge lancent la guérilla urbaine dans ce qu’elles appellent « le centre impérialiste » (l’Europe occidentale). C’était il y a plus de trente ans. Comme aujourd’hui, le terrorisme faisait alors les grands titres des journaux. Différence énorme, il ne posait alors que des problèmes de sécurité nationale mineurs aux grands pays : surveillance des aéroports, maintien de l’ordre en Ulster, travail de police antiterroriste. Sensationnel, certes, le terrorisme d’alors concernait peu les responsables de la Défense nationale.
Trente ans plus tard, le terrorisme a explosé - si l’on peut dire. Il est partout - et est même devenu l’une des composantes majeures de la guerre - après l’avoir lentement mais sûrement infectée au cours des trois décennies écoulées. Dans la période-charnière 1989-2001, le terrorisme a ainsi cessé d’être marginal, ou folklorique, pour constituer la préoccupation centrale en matière de sécurité pour nos gouvernements. Etant aujourd'hui devenu la guerre, il concerne de fait aussi bien le ministre de la Défense que celui de l’Intérieur.
Ayant désormais tout envahi - des bombes explosent chaque jour, pour mille raisons diverses, par tout le globe - le terrorisme a également subi une mutation importante. Ainsi, le terrorisme d’Etat de la guerre froide, d’essence politique ou idéologique, a virtuellement disparu en tant que tel. Sous une apparence trompeusement inchangée, ce qu’il en reste relève désormais d'une logique nouvelle.
Fort divers, ces nouveaux acteurs terroristes n’en ont pas moins des caractéristiques communes :
. Déterritorialisation, ou implantation dans des zones inaccessibles,
. Absence, le plus souvent, de tout sponsorship d’Etat - ce qui les rend plus imprévisibles et incontrôlables encore,
. Nature hybride, pour part “politique”, pour part criminelle,
. S’appuyant de plus en plus sur des individus issus des classes moyennes ou cultivées de population qu’on supposait intégrées de ce fait,
. Capacité de mutation ultra-rapide en fonction du facteur dollar, désormais crucial,
. Approche pragmatique, tendant à prouver le mouvement [terroriste] en marchant - selon la vieille pratique maoïste consistant à lancer la guérilla pour apprendre la guerre (Voir ainsi les bombes bricolées des GIA en France, juillet-nov. 1995).
. Capacités meurtrières énormes, par rapport au terrorisme de la guerre froide, lui, symbolique le plus souvent. Ainsi, seul le blocage d’un aérosol a empêché la secte Aum de faire 40 000 morts dans le métro de Tokyo, en avril 1995 ; et les attaques de septembre 2001 aux Etats-Unis ont fait quinze fois plus de morts que l’attentat le plus sanglant du XXème siècle…
Les “guérillas dégénérées”
En Europe, la plus célèbre de ces entités hybrides qui associent le “politique” et le criminel, le terrorisme et le narco-trafic, a longtemps été le Parti des Travailleurs du Kurdistan. Mais le PKK est loin d’être seul et désormais des “narco-guérillas” existent en Asie centrale, en Amérique latine et en Afrique; on les trouve en Afghanistan, en Birmanie, en Colombie, en Inde, au Liban, au Pakistan, au Pérou, aux Philippines, au Sénégal, en Somalie, au Sri-Lanka. Par diasporas interposées, toutes sont présentes dans la plupart des grandes métropoles du monde développé.
Différence capitale avec le terrorisme d’Etat de l’ère bipolaire, notamment celui du Moyen-Orient : cet échange de biens et services criminels se fait entre des caricatures d’Etat toujours plus faibles et des guérillas enrichies par les narco-devises - donc plus autonomes que naguère. Hier, tel Etat du Proche-orient maîtrisait au millimètre la trajectoire terroriste des groupes extrémistes libano-palestiniens. Aujourd’hui, des pouvoirs débiles comptent sur des narco-guérillas maîtresses de leur avenir pour effrayer le monde extérieur - donc durer un peu plus...
Les « superpuissances du crime »
En Avril 1994, le secrétaire général d’Interpol, Raymond Kendall, déclare “Le narcotrafic est entre les mains du crime organisé... Interpol gère un fichier de 250 000 grands malfaiteurs. 200 000 d’entre eux sont liés au narcotrafic”. De fait, les groupes qui contrôlent l’essentiel de la production et du négoce des stupéfiants sont peu nombreux et bien connus. Cartels colombien pour la cocaïne; Triades (Hongkong, Taiwan et Chine populaire) pour l’héroïne du Triangle d’Or; mafias italiennes turco-kurde et albanaise pour celle du Croissant d’Or. Ces organisations criminelles transnationales (OCT) sont vitales au narcotrafic mondial, car elles relient le secteur agricole, contrôlé par les guérillas et les acteurs des guerres tribales, à la distribution finale, elle assurée par les gangs urbains des métropoles du monde développé.
N’hésitant ni à tuer, ni à corrompre, les OCT brassent chaque année de 34 à 57 milliards d’Euros et en recyclent peut être la moitié dans l’économie mondiale. Aujourd’hui elles opèrent la fusion du trafic illicite des stupéfiants, des armes et des migrants clandestins. Rapprochant et renforçant ainsi leurs centres de profit, les OCT seront demain plus puissante encore.
Les entités irrationnelles violentes
Au Japon, au printemps 1997, le procès de Shoko Asahara a permis de réaliser combien Aum Shinrikyo était une organisation ramifiée et complexe, capable :
. D’extorquer des millions de dollars, d’abord à ses fidèles,
. De recruter par centaines des étudiants brillants, la plupart dans des disciplines scientifiques de pointe,
. De monter un réseau d’approvisionnement mondial (substances dangereuses, armes, explosifs, etc.) géré par des hommes d’affaires compétents,
. De créer, notamment en Russie, des “succursales” importantes,
. D’assassiner plusieurs années durant des “traîtres” à la secte dans la plus parfaite impunité.
Les groupes « éco-terroristes »
Fin avril 1996, un attentat à l'explosif causait d'importants dégâts à la voie ferrée Lunebourg-Dannenberg (nord-ouest de l'Allemagne). Deux jours plus tard, le réseau ferroviaire allemand était saboté (coupure de câbles alimentant les systèmes de signalisation des voies) en deux points, près de Hanovre et de Göttingen. Ces attentats du “Kollektiv Gorleben” révélaient à l’opinion publique européenne l’existence de noyaux d’écologistes passés à l’action directe pour “sauver la planète”.
En Amérique du nord, l’arrestation de Théodore Kaczynski, auteur d’une vingtaine d’attentats par colis piégés en quinze ans - dont trois mortels – permit peu après de révéler les liens de celui que le FBI avait baptisé “Unabomber” avec la mouvance écoterroriste. Les noms de ses deux victimes (décembre 1994, avril 1995) figuraient en effet sur une liste d’ ”ennemis de la nature et des forêts vierges”, publiée dans un bulletin écoterroriste clandestin intitulé “Live wild or die !” - complaisamment reproduite dans le numéro de février-mars 1994 du journal écolo-apocalyptique “Earth First !”. Kaczynski ayant lui-même participé en 1994 à une conférence d’ “Earth First !” organisée à l’Université du Montana.
Aux Etats-Unis et au Canada, d'autres fanatiques de la nature ont déjà tenté d’empoisonner des réservoirs d’eau et des ventilations d’immeubles. Des militants de micro-sectes analogues, impénétrables et prêtes a tout pour “ouvrir les yeux” de l’opinion publique mondiale, ont été surpris en train d’ “environner” centrales nucléaires, plates-formes pétrolières ou aires de stockage de carburants.
3°) Les méthodes de la guerre terroriste
Les sujets criminels nouveaux ont mieux assimilé le zeitgeist (l’esprit du temps) que nombre des institutions étatiques du globe. Car aujourd’hui, les mêmes qualités rendent une multinationale, ou une mafia, performante et prospère :
. Fluidité - volatilité même - face à la viscosité, la lourdeur des appareils étatiques; “soyez légers, anonymes et précaires” conseille ainsi ironiquement le pamphlétaire Gilles Châtelet [2],
. Dans les multinationales et les mafias new-look, l’organisation en réseau l’emporte aujourd’hui sur la structure pyramidale (celle des “mafias perdantes”, des entreprises d’hier et, encore, de l’Etat-nation actuel),
. Dans les deux cas, le réseau se compose d’unités autonomes interconnectées. Chacune évolue sur son territoire propre et est reliée aux autres par un système rapide de circulation de l’information.
. L’unité de base est un capteur ultrasensible, décelant toute nouvelle venant du monde extérieur, soit profitable, soit dangereuse pour le réseau; puis la transmet au nœud central de celui-ci.
Nouvelles entités menaçantes et Hi-tech
D’abord, un simple rappel : pour les entités dangereuses du chaos mondial, l’argent, s’il faut en débourser, est rarement un problème :
. En 1995, la police colombienne saisissait à Cali un ordinateur IBM AS/400, dont la mémoire contenait tous les numéros de téléphone et plaques minéralogiques de l’agglomération, couplé à un scanner ICR 900. L’ensemble constituait un puissant instrument d’interception et de stockage de communications, permettant au Cartel de Cali d’écouter simultanément 180 lignes radio-téléphoniques. La même année on apprenait que les Cartels mexicains avaient acheté des avions en kit “Rutan Defiant”. Conçus en matériaux composites, équipés d’hélices en plastique et recouverts d’une couche de peinture absorbant les ondes radar, ce sont des “avions furtifs” certes rudimentaires, mais bien moins chers que les fameux “bombardiers fantômes” américains...
. En 1997, toujours sur le front des Cartels, arrestations et perquisitions permettaient de mesurer la riposte des narcotrafiquants à la militarisation de la lutte anti-drogue. Les cartels colombiens financent par millions de dollars et utilisent à leur usage les écoles d’entraînement des milices d’autodéfense, censées lutter contre les guérillas. C’est dans ces centres de formation qu’ils entraînent leurs propres gardes prétoriennes, les “gendarmeries” des zones où sont implantés les laboratoires de production de stupéfiants ainsi que les “commandos anti-répression”, groupes de tueurs ciblant policiers, magistrats, militaires, etc. engagés dans la lutte anti-drogue. Les cartels mexicains eux, dépensent des fortunes pour s’offrir la meilleure technologie possible pour espionner les forces de l’ordre américaines et se protéger : systèmes de communication cryptés, matériel permettant d’intercepter les échanges de leurs ennemis, pose de micros perfectionnés. Dans le domaine des “ressources humaines”, ces cartels embauchent à prix d’or ingénieurs des télécom, agronomes, chimistes de haut niveau (pour éluder les procédés de détection des narcotiques), mais aussi d’ex-officiers des forces spéciales et des services de renseignement.
N’oublions pas enfin que désormais, les technologies de l’information et de la communication perfectionnées - Internet plus des codes “incassables” - donnent à qui veut, surtout depuis un intouchable sanctuaire, l’équivalent gratuit et mondial d’un de ces “Centres de Commandement et de Contrôle” qui étaient jusqu’à la Guerre du Golfe l’apanage des armées Hi-tech en campagne.
Nouvelles entités menaçantes et pratique du massacre
Imitation et contagion : telle est l’origine de la vague de massacres qui ensanglante le monde depuis 1997, de la Colombie au Cambodge, du Cachemire au Mexique et de l’Inde à l’Egypte, en passant par la Sierra Leone, le Liberia – et désormais, les Etats-Unis eux-mêmes. Ecartons les meurtres à la sauvette, les liquidations honteuses, les vendettas sournoises, vieux comme le monde : il s’agit du massacre ciblé, planifié, médiatisé; du massacre - titre d’accès à CNN et élément délibéré d’une stratégie de terreur. Au massacre dont tout montre qu’il devient l’une des armes favorites des terroristes du chaos mondial. “Inventeur” de ce type de massacre-là : le GIA algérien. Au point qu’en décembre 1997, Amnesty International, dont les propos sont mesurés, parle pour ce pays de “violence terrifiante” et que “Libération” du 22 décembre 1997 souligne que l’AFP-Algérie a usé cette année-là plus de 180 fois du mot massacre dans les titres de ses dépêches.
Pourquoi cette contagion du massacre ? Parce qu’il est efficace. En un an, le GIA se fait une réputation mondiale ; après Louxor, les islamistes égyptiens “existent” à nouveau; en Colombie, les Etats-Unis hésitent désormais à aider une armée complice de paramilitaires-massacreurs. Ainsi le massacre :
. Sert utilement une stratégie “militaire” (GIA),
. Peut mener un pays près de la ruine (l’Egypte et son tourisme après Louxor),
. Peut paralyser un géant, les Etats-Unis, dans une lutte pour lui vitale (guerre à la drogue).
Bref : massacrer, c’est exister; c’est faire parler de soi. Une réalité vite comprise par les guérilleros du “Front révolutionnaire uni” de la Sierra Leone [3], qui ajoutent cependant leur petite touche au système : la mutilation systématique de victimes, démembrées énucléées, défigurées - mais laissées vivantes, témoins d’une horrible “propagande par le fait”.
Résultat - essaims et réseaux : la guerre au XXIème siècle [4]
Voilà le défi majeur pour les forces armées des Etats-nations des pays développés. En effet, la superpuissance américaine mène une telle guerre, dite “à la drogue”, depuis 20 ans et, au jour d’aujourd’hui, l’a bel et bien perdue - il y a plus d’héroïne et de cocaïne en Amérique du nord qu’il y a 20 ans, vendue plus pure et moins chère qu’à l’époque.
Quelles sont les règles de la guerre newlook, celle des essaims opérant en réseaux ? (le concept de réseau s’opposant ici à celui d’entité hiérarchisée, comme par exemple une armée). Cartel de Colombie, guérilla d’Algérie, du Cachemire ou de Tchétchénie, milice d’Afrique ou des Balkans, entité terroriste type al-Qaida, narco-armée de Somalie ou du Triangle d’or, “Posse” jamaïquain : tous ces acteurs du chaos mondial sont non-étatiques et transnationaux et ont pour l’essentiel le même mode de fonctionnement.
Notons d’emblée -c’est important dans un monde où prime l’information, la communication - que même non-politique et purement criminelle, l’entité « essaim » possède le plus souvent sa « légende ». Elle tient beaucoup à son statut d’association d’ « hommes d’honneur » (mafia) ; à sa réputation de Robin des bois, ou de défenseur de la foi. L’essaim communique. Il n’est pas autiste ni coupé du monde.
L’élément de base du “jeu de construction” est un groupe de combat de dix à vingt hommes se connaissant tous entre eux. Ils viennent du même quartier, du même clan, de la même tribu, ou ont fréquenté le même lieu de culte. Bref : ils sont immergés dans une même société civile, une même culture, au sein desquelles ils sont pour l’essentiel invisibles. Mobile, flexible, polyvalente, capable d’actions diversifiées, l’unité (fractionnable en équipes de 4 ou 5 hommes [5]) se déplace aisément, même à travers les frontières – et se disperse tout aussi vite.
L’armement de l’essaim est rustique, bien maîtrisé, aisément remplaçable; sa hiérarchie, simple. Ce “Lego” de la guérilla, du narcotrafic ou du terrorisme (ou fréquemment, les trois ensemble) se connecte aisément et de façon latérale à d’autres “Lego” analogues – d’abord grâce aux recettes ancestrales de la conspiration et du secret. Ensuite, grâce à des outils de communication soit Hi-tech : téléphones portable, Internet, faxes, détournement du MP3, images cryptées, …etc. ; soit lo-tech ou même no-tech (tam-tam, signaux optiques, cris d’animaux, etc. L’ensemble est capable de brouiller les pistes et de dissimuler ses intentions. Il est aussi dispersé géographiquement et divers de forme ou d’allure. C’est tout sauf une armée, uniforme par nature.
A l’échelle internationale, l’essaim joue de la dialectique du fief et de la diaspora. L’émigré en Europe, par exemple, et tenu par un chantage exercé sur la vie de sa famille restée au fief – et coopère bon gré, mal gré. L’essaim sait aussi exploiter à son profit, et de bien des façons, l’assistance humanitaire s’exercant dans, ou à proximité de, son fief.
Point crucial : cette nébuleuse polymorphe n’est pas dotée d’une hiérarchie centrale stricte [6] et n’obéit pas à un état-major dominant. Elle peut même être tout simplement acéphale. Communauté de foi (islamistes, sectes) ou d’intérêt (narcos) : une autorité implicite est reconnue à un chef ou à une équipe, à qui l’on fait allégeance aujourd’hui, pour la reprendre peut-être demain, et qui assure la coordination de l’ensemble. Voir sur ce point les aller-retour des kataëb algériennes entre le GIA d’Antar Zouabri et le Groupe Salafiste pour la Dawa et le Jihad de Hassan Hattab. Mais en gros, on est d’accord sur l’essentiel : la haine d’un ennemi commun, le jihad et l’envie de dollars.
La structure (imaginons ici une toile d’araignée) est plate, décentralisée. Chaque “Lego” de l’essaim dispose d’une grande autonomie et capacité d’initiative locale. Pour la coordination, pas de chef charismatique irremplaçable, mais des dirigeants anonymes et interchangeables. L’essaim fonctionne par pulsations. Une décision d’attaque massive est prise ? Les unités disponibles gagnent en vitesse un secteur donné, frappent brutalement et par surprise et se dispersent avant que l’adversaire, lourd, à la hiérarchie pesante et complexe, n’ait réagi.
Au Caucase, durant la première guerre de Tchétchénie, la configuration en essaim donne ceci : prises d’otages par milliers, plusieurs équipées de “colonnes infernales” tchétchènes en Russie du sud, détournement d’un ferry-boat russ en mer Noire (janvier 1996) et d’un Boeing 727 chypriote turc en mars 96; attentats par dizaines contre des officiels et militaires russes - et même une menace de terrorisme nucléaire à Moscou.
Enfin, se pose le problème du développement d’une forme de terrorisme de basse intensité, light, évoluant entre politique du silence contre les témoins, de pressions sur les forces de l’ordre, les magistrats, mais aussi toutes les autorités organisées (médecins, postiers, ….), qui se développe peu à peu sur des territoires « libérés ». Les bandes des banlieues devenant peu à peu des gangs hybrides. Et se cherchant parfois un paravent « politique », ainsi les derniers attentats antisémites menés par les délinquants de banlieue subitement intéressés au conflit palestinien.
[1] “Kissinger, Metternich and realism”, Robert D. Kaplan, The Atlantic Monthly, juin 1999.
[2] “Vivre et penser comme des porcs”, Exils éditeur, 1998.
[3] Bande criminelle active depuis 1991 dans le nord (zone diamantifère) du pays.
[4] Sur la guerre des essaims, voir notamment les études de la RAND : « the advent of netwar »(1996) ; « In Athena’s camp » (1997) ; « Swarming and the future of conflict » (2000) ; « Networks and netwars : the future of terror, crime and militancy ». Voir aussi le numéro spécial (en 1999) de Studies in conflict and terrorism sur le thème « Netwar across the spectrum of conflict ». Ces études sont pour la plupart le fruit des recherches de John Arquilla et David Ronfeldt.
[5] Comme par exemples les unités de “tueurs de chars” tchétchènes.
[6] Chaque unité n’ayant, elle, qu’une hiérarchie embryonnaire.