Blanchiment d’argent : le décalage entre les politiques d’Etat et l’activité du crime organisé

Xavier RAUFER

Mars 2000

 

 

Le XXème siècle philosophique a produit peu de sentences plus profondes, plus fécondes que celle, célèbre, de Martin Heidegger “la science ne pense pas” [1]. Abrupte - et un peu provocante - cette formule ne signifie naturellement pas qu’une science, la physique par exemple, ne peut pas penser à son objet d’étude (ici : les phénomènes physiques). En revanche, cette science éprouve en général le plus grand mal à accéder à son essence, à se penser elle-même. Penser la science, au sens philosophique du mot penser, c’est bien sûr l’apanage d’une des branches de la philosophie, l’épistémologie.

 

Plus généralement, l’activité humaine requiert en général le regard extérieur. Même les gestes les plus triviaux : vérifier l’ajustement de sa cravate, ou l’état de sa coiffure se fait plus vite et mieux grâce au regard critique de l’autre.

 

Mais ce que prône la philosophie la plus relevée, ce que le quotidien le plus banal fait sans y voir malice, l’Etat peine à l’admettre, encore plus à le pratiquer. En France comme chez nos voisins, l’Etat - surtout dans ses activités régaliennes - tolère mal le regard critique extérieur, que ce soit sur ses analyses ou sur ses entreprises.

 

Or un tel regard est important, surtout s’agissant du renseignement ou de l’action policière, qui ne sont au fond que les outils de l’Etat assurant la défense et l’ordre sur un territoire donné. Dans le registre des outils : le microscope choisit-il lui-même le microbe qu’il observe ? Le télescope, l’étoile sur laquelle il se braque ? Le bistouri décide-t-il seul de l’incision qu’il doit pratiquer - non, bien sûr.

 

Le regard extérieur, celui de l’expert est d’autant plus utile que renseignement ou police relèvent de l’activité d’humains, non de robots. C’est ici que la psychologie entre en scène, précisément le concept de “dissonance cognitive”.

 

En français de tous les jours, la dissonance cognitive c’est la difficulté qu’éprouve tout homme - surtout dans sa maturité, quand il lui échoit des responsabilités importantes - à voir les changements qui s’opèrent dans le réel des choses; la peine qu’il ressent à admettre ses torts. Même doté d’une grande intelligence, d’une grande expérience professionnelle, l’homme a grand mal, à concevoir, imaginer, des esprits, des individus, très différent de lui-même. Ici par exemple, à pénétrer dans une culture criminelle.

 

Dans notre domaine, les hauts personnages comptables de la sécurité ou de la défense de l’Etat ont ainsi souvent une tendance inconsciente à voir des terroristes, des criminels pensant et réagissant comme eux-mêmes. Ils n’imaginent même pas combien ces terroristes, ces mafieux - voire ces jeunes auteurs de violences urbaines - vivent dans un autre univers. Sans effort intense d’imagination - car ce n’est pas d’intelligence, ni de capacité à raisonner abstraitement, mais bien d’imagination qu’il s’agit ici - ces individus sont pour eux quasi-indéchiffrables.

 

Bref : les hauts responsables de l’action de l’Etat ont d’énormes difficultés - insistons, c’est normal, il ne saurait en être autrement - à entrer dans la peau de ceux qu’ils doivent combattre ou réprimer. Parfois - là c’est plus gênant - on a aussi le sentiment que, ce qu’est cet autre, ils ne veulent pas le savoir. Souvent dans l’histoire de notre pays, de notre continent, des décisions importantes furent ainsi prises, des lois furent votées, sur la base d’idées reçues, de croyances, de malentendus ou d’illusions.

 

D’autres sphères professionnelles participent à l’élaboration d’idées et de concepts cruciaux pour l’appareil d’Etat, dans les domaines sécurité et défense. Ce sont les universitaires et experts d’une part et les journalistes de l’autre. Les productions de ces professions doivent également faire l’objet d’un regard critique :

 

• Monde académique : ici, les travaux reflètent encore souvent une vision du monde dogmatique, une tendance au biais idéologique ou à la posture moralisante. Songeons à la sociologie “engagée” qui, longtemps, a nié la montée de la criminalité, qualifiée par elle d’ “hystérie sécuritaire”.

 

• Médias : un seul exemple suffira. En France - comme ailleurs dans le monde développé - la presse ne parle du crime organisé, des mafias, que dans le registre “Dernier des Mohicans”. A Marseille, interpelle-t-on un individu fiché au grand banditisme ? Les journaux titrent sur le “dernier empereur de la pègre”. Les narcotrafiquants ? Quand Khun Sa quitte le Triangle d’Or, c’est “le dernier vrai seigneur de la guerre”. Or bien sûr, le voyou marseillais et Khun Sa sont remplacés dès leur élimination - en général par des criminels pires encore.

 

S’agissant du crime organisé, les médias prennent - ou affectent de prendre - tout changement de camouflage ou de management, pour une agonie. La mafia new yorkaise par exemple. La voilà chassée du marché aux poissons de Fulton street. Triomphe médiatique : la mafia agonise ! (pour la presse, elle agonise ainsi chaque décennie depuis 70 ans - belle constance). Oui mais : il court il court, le furet, voilà les Gambino, Genovese and co. occupés à piller Wall Street, notamment le Nasdaq. Plus largement : une entreprise de l’an 2000 se comporte-t-elle, se dirige-t-elle comme au temps de la Prohibition; ses dirigeants sont-ils vêtus, vivent-ils comme alors ? Non. Pourquoi la mafia - entreprise criminelle - devrait-elle fonctionner comme du temps d’Al Capone ?

 

Ces faits sont importants car c’est la pensée, ce sont les concepts, qui nourrissent les ordinateurs, guident la technologie. Rien ne sert d’avoir les systèmes électroniques les plus perfectionnés, les capacités d’investigation les plus pointues, si l’entité qui les commande - donc qui les programme - ne voit pas juste.

 

Penser le crime, penser la guerre aujourd’hui signifie d’abord voir clairement, comprendre précocement la circulation de l’argent criminel. Car de même que son réseau sanguin irrigue l’homme tout entier et permet d’appréhender très précisément sa morphologie, de même le réseau financier d’une entité criminelle la révèle (au sens photographique) avec une clarté unique.

 

Or je constate sur le terrain, en fréquentant des personnages parfois proches des blanchisseurs d’argent sale - ou ceux-là même qui les emploient - que les efforts déployés par les Etats pour criminaliser d’abord, réprimer ensuite, le blanchiment d’argent, sont couronnés de peu de succès - dans la réalité des choses, sur l’échiquier même où jouent les criminels.

 

Pour être clair : les Etats, leurs lois, leurs systèmes répressifs et enquêtes, évoluent dans une dimension et les malfaiteurs, leurs réseaux, leurs systèmes pour faire circuler marchandises illicites et argent noir, dans une dimension autre. Et ces deux dimensions ne se rencontrent qu’exceptionnellement, lors de confiscations, d’arrestations ou de saisies qui ne gênent pas vraiment le monde criminel. Ces prises et captures, le crime organisé les considère avec indifférence. Se faire prendre 10% de sa cocaïne ? Bah, c’est bien moins que l’impôt sur les sociétés. Les interpellations d’individus ? Elles favorisent la circulation des élites criminelles. Un peu comme une chasse intelligente contribue à la santé du gibier, ne le fait pas du tout disparaître : c’est un fonctionnement darwinien (survival of the fittest).

 

J’ai parlé de deux dimensions. Ce sont l’espace, mais surtout le temps. Car on le sait aujourd’hui, le champ de bataille majeur est celui des interstices spatio-temporels :

 

Bataille dans les espaces incontrôlés

 

- Zones de non-droit, ou “zones grises”, espaces intermédiaires entre les territoires réellement policés par les Etats-Nation réels.

- Espaces en friche entre domaines ministériels, ou entre secteurs où opèrent des services, chacun sous un angle particulier (les stups; le trafic d’êtres humains, le terrorisme, la contrebande, etc.).

Bataille contre le temps

 

Les entités dangereuses, agressives, dotées de moyens hi-tech, ont aujourd’hui une avance énorme dans le domaine temporel, sur les Etats lourds, lents, paralysés par l’inertie administrative et les subtilités juridiques.

 

Une entité criminelle opère à partir d’une zone hors-contrôle (jungle, mégapole anarchique, etc.). Elle récolte en permanence des sommes énormes en espèces, qu’elle doit recycler dans l’économie légitime. Pour cela, elle dispose de vrais professionnels de la finance, participant à toutes ces conférences sur les placements offshore annoncées régulièrement dans les journaux financiers anglo-saxons. Ces “pros” tournent en permanence autour de la planète pour rechercher des “niches juridiques” nouvelles, étudier les évolutions législatives intéressantes, avec un seul objectif : créer des sociétés-écran permettant de dissimuler efficacement le propriétaire réel des fonds, lorsque la société est constituée, un compte bancaire ouvert et que l’argent arrive.

 

Ces professionnels n’opèrent jamais eux même, mais via des nuées d’avocats et de conseillers financiers. Le “blanchisseur” parle à un avocat, qui ne s’adresse qu’à celui du notaire ou de la fiduciaire. Pour toute grosse transaction, une offshore est créée un jour et “écrasée” le lendemain. Par un jeu d’écriture sur l’offshore-kleenex, l’argent devient fictivement “liquide” le temps d’une transaction et ainsi, la “piste” est coupée. Tout va très vite. Et ces “pros” usent désormais de cartes bancaires haut de gamme, numérotées - officiellement pour raison de sécurité.

 

Parler à l’un de ces professionnels du blanchiment, c’est constater d’abord son total réalisme. Un narco ou un blanchisseur qui rêve, c’est un narco ou un blanchisseur mort, ou incarcéré - une logique là encore, bêtement darwinienne. C’est comprendre ensuite que la répression les inquiète peu. D’abord, parce que les intentions des Etats sont claironnées à son de trompe - bien avant que les troupes étatiques ne s’ébranlent - avec une sage lenteur. La parade est immédiatement recherchée, bientôt trouvée, les sociétés-écran supposées à risque “écrasées” et remplacées par d’autres, plus étanches. Ce, le jour même, en quelques heures. En prime, une incitation puissante à ne pas se tromper. Le blanchisseur est responsable physiquement - lui-même et ses proches - des sommes qu’il gère pour le cartel ou la mafia. Et l’échelle des peines dans son monde est très courte. A vrai dire, elle n’a qu’un seul barreau : la peine de mort. Plus efficace que la décoration ou la prime de fin d’année...

 

Les professionnels du blanchiment savent aussi que les Etats - plus encore, les organisations internationales - ont une capacité de lassitude, d’oubli, très forte. A force de fréquenter le monde un peu virtuel des médias, les dirigeants politiques ont parfois tendance à considérer que tout problème évoqué par eux est ipso facto résolu. Voyez les grand-messes mondiales écologiques ou sociales : “dans cinq ans, les gaz à effet de serre auront diminué de 50%”, “dans cinq ans les plus pauvres des pauvres seront moitié moins nombreux”. Cinq ans après ? Bien sûr, rien n’a vraiment changé.

 

Un exemple. Au début de la décennie 90, le projecteur se braque sur certaines îles des Caraïbes et leurs casinos “en odeur de mafia”. Des équipes de télé débarquent sur place, des hommes politiques tempêtent, des ministres frappent sur la table - quelques poids-lourds mafieux ou associés sont arrêtés. En l’an 2000 ? Business as usual. Les mafieux ont été libérés, le pipe-line d’argent sale fonctionne à fond, les politiciens locaux sont toujours aussi myopes. Il suffisait d’attendre un peu...

 

Mais alors, sur le vrai champ de bataille, celui de la réalité et non des effets d’annonce pour journal télévisé vespéral, que faire pour pénétrer d’abord, combattre efficacement ensuite, cette criminalité mouvante et mutante qu’est le blanchiment d’argent sale ?

 

Tout traitement passe par un diagnostic, compris et accepté par le patient. En l’occurrence, l’Etat doit d’abord prendre conscience - non pas “j’y pense et puis j’oublie” mais se pénétrer de l’idée - que le blanchiment est mouvant et mutant par essence - et ne peut être que ça. Car en réalité, les malfaiteurs ont muté depuis la fin de la Guerre froide. Voici plus d’un siècle, dans un texte intitulé “La lutte des classes en France”, Karl Marx observait ainsi : “Le triomphe de la bourgeoisie a noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque et de la sentimentalité à quatre sous dans les eaux glacées du calcul égoïste”. A l’aube du XXIème siècle, finie la libération nationale ! Oubliée la révolution mondiale ! Place au Dollar ! Les eaux glacées du calcul égoïste sont précisément celles ou nagent - et nagent fort bien - les malfaiteurs du nouveau désordre mondial.

 

Ensuite - oh ! je sais bien que cela agace fort les hauts fonctionnaires - il faudra imaginer, susciter, et mettre à l’œuvre des entités répressives elles aussi mouvantes et mutantes - tant il est vrai que nihil contra venenum nisi venenum ipse (pas de remède contre le poison, hormis le poison lui-même). Ce bien sûr dans le respect des lois de l’Etat de Droit. Ca demande du travail mais on doit pouvoir y arriver.

 

Sinon ? On conservera une cavalerie lourde et lente, formée de chevaliers arrogants et sûrs de leur force. Face à nous, des archers furtifs se faufileront tout à loisir et nous cribleront de flèches quand on approchera trop d’eux. Le scénario ne vous rappelle rien ? C’est celui de la bataille d’Azincourt.



[1] “Qu’appelle-t-on penser ?” Quadrige-PUF, 1959.