... Les choses par leur nom : la Défense, les menaces réelles
Xavier RAUFER
Février 2000
• Westphalie, Hiroshima : un cycle long s’achève
Quand débute une nouvelle ère, la difficulté majeure consiste à percevoir assez tôt quel sera l’ennemi, quel sera la champ de bataille, quelles seront les règles du jeu guerrier - à supposer qu’il y en ait. En juin 1962, à l’académie militaire de West Point, John Kennedy donne un bon exemple de cette vision précoce, en définissant ainsi la guérilla : “c’est une nouvelle forme de guerre, nouvelle par son ampleur mais d’origine ancienne... menée par des guérilleros, des subversifs, des insurgés, des assassins: une guerre d’embuscades et non de batailles, d’infiltration et non d’agression, où l’on veut vaincre en épuisant l’ennemi, non en l’attaquant. Pour affronter cette forme de guerre, il nous faut une nouvelle stratégie, des forces totalement différentes et de ce fait, une conscience du phénomène et un entrainement entièrement nouveaux et originaux”.
Avoir “conscience du phénomène” : en l’an 2000, le monde vit dans un climat de désordre et de violence, mais est préservé de tout conflit interétatique majeur. Les pays développés comme le nôtre vivent pour l’essentiel en paix. La population de ces pays s’intéresse peu au chaos mondial et fait comme si son actuelle tranquillité était acquise et définitive. Mais les réalités inquiétantes ne manquent pas. D’abord celle-ci : “les époques pacifiques sont superficielles; comme l’ordre politique y semble assuré, on s’y attache aux problèmes de société; on y juge les dirigeants à leurs prestations médiatiques plus qu’à leurs performances politiques. De telles périodes ne durent jamais longtemps” [1]. Ensuite, on voit une confusion grandissante s’instaurer dans le champ de l’hostilité que les hommes éprouvent les uns pour les autres. Cette confusion nous ramène loin en arrière - pas loin même de la préhistoire car elle était pour l’essentiel levée dans la Grèce post-Homérique, où l’on distinguait clairement l’ennemi de guerre (polemos) que l’on combat mais qui n’inspire aucune animosité personnelle; et l’être haï, détesté (echtros) à qui l’on souhaite mille morts [2].
En Europe, distinguer l’ennemi du criminel devient la règle après la Guerre de Trente ans et les Traités de Westphalie [3]. Par la suite “pendant deux cents ans, il n’y a pas eu de guerre d’extermination sur le sol européen” [4]. Bien sûr, il y eut des conflits fort cruels dans l’intervalle entre les les XVIIème et XVIIIème siècles (conflits inter-confessionnels) et le XXème (guerres idéologiques-étatiques), mais limités, réglès, dotés de garde-fous. Ces garde-fous ont sauté et n’existent plus aujourd’hui.
• Hier, la guerre : l’Etat en majesté
En droit international classique, l’Etat est le seul sujet de l’histoire et détient le monopole de la violence physique légitime; partant, seules les guerre interétatiques sont de vraies guerres. De telles guerres supposent une symétrie entre belligérants qui doivent au minimum se connaître et savoir où se trouver. Ceci vaut aussi pour la Guerre froide, “affrontement politico-militaire entre deux universalismes militants dont chacun était maître d’au moins un grand Etat; affrontement dont l’enjeu était l’organisation future d’un monde unitaire”[5]. Dans le registre du “coup tordu”, la limite extrême du jeu guerrier interétatique est la stratégie indirecte, l’ensemble des manœuvres permettant de disloquer l’ordre de bataille ennemi. Une stratégie que Basil H. Liddel Hart définit ainsi : “Son but véritable ne sera pas tant de rechercher la bataille que de créer une situation stratégique si avantageuse que, si elle n’amène pas d’elle-même la décision, sa continuation par une bataille obtiendra assurément cette décision”.
Aujourd’hui, la logique même de la stratégie indirecte est dépassée, inutilisable, dans un monde où depuis une décennie, s’effacent chaque jour un peu plus les distinctions hier fort tranchées entre attaque et défense, Etat et société civile, domaine public et privé, civil et militaire, guerre et paix, police et armée, légal et illégal.
Aujourd’hui, les guerres étatiques ont disparu comme hier, les guerres de religion; de nouvelles formes d’affrontements surgissent, qui ont pour facteur déterminant non plus l’idéologie ou la nation, mais la race, la tribu, la cupidité.
Aujourd’hui et pour l’essentiel, les élites formées durant la Guerre froide ne comprennent plus les nouvelles entités hostiles, et l’Etat-nation bureaucratique et hiérarchisé ne sait pas bien qui mettre en face d’elles pour les combattre - voir au Kosovo.
• Le jeu nouveau, ses règles
Sur ce point crucial, il faut, soit une esquisse à grands traits, soit un volume. Le format d’un article impose l’esquisse - mais j’appelle de mes vœux le volume et le cas échéant, peut le publier dans ma collection “Défense et défis nouveaux” aux PUF.
Dans le chaos actuel, au milieu d’un “bruit de fond” médiatique sans précédent, le suprême pêché contre l’esprit s’appelle : prolonger les courbes, et les Etats-nations jouent bien malgré eux le rôle de Gulliver empêtré. La règle est l’instabilité des alliances et allégeances et leur longévité, l’exception. Finies les situations franches, tranchées, les bleus sagement d’un côté, les rouges de l’autre. Voyez les Etats-Unis, Ben Laden et les attentats en Afrique : faute d’avoir réagi assez vite à l’abolition de l’ordre mondial, Washington a réchauffé une vipère de forte taille en son sein. Car aujourd’hui, ce sont vos ex-protégés, vos indicateurs, ceux que vous pensiez être vos “taupes” qui fomentent contre vous les pires attentats.
Mais ne rions pas des américains : au Kosovo, ceux que nous avons armés, payés, pris comme interlocuteurs politiques, nous inondent - nous, leurs sauveurs - de stupéfiants et de prostituées. Sur place, demain peut-être, ils tueront nos soldats qui désormais gênent leurs trafics.
Même situation dans la sphère purement criminelle : de Palerme à New York, nombreux sont les “repentis” qui, derrière le dos de ceux qui ont cru à la sincérité d’un repentir factice ou fugace, poursuivent tranquillement leurs affaires criminelles.
Le “brouillard médiatique” - comme Clausewitz parlait de “brouillard de la guerre” - rend les phénomènes de fond de tableau invisibles aux systèmes d’information et de renseignement des Etats-nations, ou les laisse percevoir bien trop tard. Après les attentats d’août 1998 à Nairobi et Dar es-Salaam, Oussama Ben Laden, nouveau public ennemi Nr 1 est illustre aux Etats-Unis, mais la coalition activiste sur laquelle il s’appuie (salafiya, réseau des milliardaires islamistes, etc.), alliée de l’Amérique dans le jihad afghan, est parfaitement ignorée de la médiasphère américaine - et même du gros de la communauté du renseignement de ce pays - en tout cas en tant qu’entité hostile. Ce n’est qu’après l’arrestation de terroristes islamistes sur le sol des Etats-Unis en décembre 1999, que les grandes agences de presse anglo-saxonnes (AP, Reuters, etc.) d’abord, puis les quotidiens ensuite, commencent à évoquer le phénomène salafiste.
• Essaims et réseaux : la guerre au XXIème siècle
Voilà le défi majeur pour les forces armées des Etats-nations des pays développés. En effet, la superpuissance américaine mêne une telle guerre, dite “à la drogue”, depuis 20 ans et, au jour d’aujourd’hui, l’a bel et bien perdue - il y a plus d’héroïne et de cocaïne en Amérique du nord qu’il y a 20 ans, vendue plus pure et moins chère qu’à l’époque.
Quelles sont les règles de la guerre newlook, celle des essaims opérant en réseaux ? Cartel de Colombie, guérilla du Cachemire ou de Tchétchénie, milice d’Afrique ou des Balkans, narco-armée de Somalie ou du Triangle d’or, “Posse” jamaïquain : tous ces acteurs du chaos mondial sont non-étatiques et transnationaux et ont pour l’essentiel le même mode de fonctionnement.
L’élément de base du “jeu de construction” est un groupe de combat de dix à vingt hommes se connaissant tous entre eux. Ils viennent du même quartier, du même clan, de la même tribu, ou ont fréquenté le même lieu de culte. Mobile, flexible, polyvalente, capable d’actions diversifiées, l’unité (fractionnable en équipes de 4 ou 5 hommes [6]) se déplace aisément, même à travers les frontières. Son armement est rustique, bien maîtrisé, aisément remplaçable; sa hiérarchie, simple. Ce “Lego” de la guérilla, du narcotrafic ou du terrorisme (ou fréquemment, les trois ensemble) se connecte aisément à d’autres “Lego” analogues, grâce aux nouveaux outils de communication : téléphones portable, Internet, faxes, etc. L’ensemble est dispersé géographiquement et divers de forme ou d’allure. Ce n’est pas une armée, uniforme par nature.
Point crucial : cette nébuleuse polymorphe n’est pas dotée d’une hiérarchie centrale stricte [7] et n’obéit pas à un état-major prédominant. Communauté de foi (islamistes, sectes) ou d’intéret (narcos) : une autorité implicite est reconnue à un chef ou à une équipe, à qui l’on fait allégeance aujourd’hui, pour la reprendre peut-être demain, et qui assure la coordination de l’ensemble. Voir sur ce point les aller-retour des kataëb algériennes entre le GIA d’Antar Zouabri et le Groupe Salafiste pour la Dawa et le Jihad de Hassan Hattab. Mais en gros, on est d’accord sur l’essentiel : la haine d’un ennemi commun, le jihad, l’envie de dollars.
Chaque “Lego” dispose d’une grande autonomie et capacité d’initiative locale. Pour la coordination, pas de chef charismatique irremplaçable, mais des dirigeants anonymes et interchangeables. Une décision d’attaque massive est prise ? Les unités disponibles gagnent en vitesse un secteur donné, frappent brutalement et par surprise et se dispersent avant que l’adversaire, lourd, à la hiérarchie pesante et complexe, n’ait réagi.
Au Caucase, durant la première guerre de Tchétchénie, la configuration en essaim donne ceci : prises d’otages par milliers, plusieurs équipées de “colonnes infernales” tchétchènes en Russie du sud, détournement d’un ferry-boat russ en mer Noire (janvier 1996) et d’un Boeing 727 chypriote turc en mars 96; attentats par dizaines contre des officiels et militaires russes - et même une menace de terrorisme nucléaire à Moscou.
[1] “Kissinger, Metternich and realism”, Robert D. Kaplan, The Atlantic Monthly, juin 1999.
[2]“Guerre et violence dans la Grèce antique”, André Bernand, Hachette, 1999.
[3] La Guerre de Trente ans est la plus tragique qu’ait jamais vécu l’Europe; elle provoqua la mort d’un tiers de la population allemande. Les Traités de Westphalie concluant cette guerre sont signés le 6 août 1648 (Osnabrück) et le 8 septembre (Münster). Ils sont publiés le 24 octobre 1648.
[4] Carl Schmitt “Der Nomos der Erde im Völkerrecht des Jus Publicum Europaeum”, Berlin, Duncker & Humbolt”, 1977.
[5] Ernst Nolte “Deutschland und der kalte krieg”, Klett-Cotta, Stuttgart, 1985.
[6] Comme par exemples les unités de “tueurs de chars” tchétchènes.
[7] Chaque unité n’ayant, elle, qu’une hiérarchie embryonnaire.