Cités et quartiers « chauds », France périurbaine : y a-t-il une place pour l’humanitaire ?
Xavier RAUFER
Juillet 2001

Cités et quartiers « chauds », secteurs « hors-contrôle » ; plus largement, France péri-urbaine : l’humanitaire s’est déjà aventuré - songe à s’implanter plus encore - sur des terres nouvelles. Comment faire ? le pire ici serait de simplement prolonger les courbes de ses expériences passées. D’intervenir aux Bosquets, à la Pyramide, au Clos Saint-Lazaze, suivant la logique, les méthodes, les protocoles prévalant en Somalie ou au Kosovo.

Non : tout au contraire, l’humanitaire doit trouver sa logique d’intervention dans un Etat de droit, lui-même inséré dans une Europe en paix et plutôt prospère, cette fois hors du continuum guerre, famine, catastrophe naturelle (inondation, tremblement de terre...).

Les secteurs de la France où l’humanitaire devra intervenir sont, pour user d’une brutale formule géologique, des « cônes de déjection » de la société libérale. On y a relégué, entassé, au milieu des plus démunis des autochtones (ici appelés « Gaulois ») des déracinés de cent pays, dans un magma de béton sans architecture ni urbanisme. Pendant un demi-siècle, alors que le centre des villes grouillait de policiers et la campagne profonde, de gendarmes(1)   , ces immenses marges « rurbaines » n’ont tout simplement pas été policées. Pour le « jeune » d’une cité chaude du « neuf-trois », le policier est un martien. Quoique racontent les usuels anesthésistes, cet adolescent peut avoir atteint les 18 ans, et n’avoir pas vu plus de « keufs » que de soucoupes volantes - et dans des conditions également fugitives...

Contrairement à la logique Somalie-Kosovo (urgence, engagement massif et intense), l’action en France suburbaine doit être progressive, subtile, réfléchie - et de longue haleine.

Ce n’est pas que manquent les victimes, les détresses, à secourir :

• celles de cette grave misère que provoque la mainmise criminelle sur un quartier ou une cité. Comment aller travailler quand le bus, trop souvent lapidé, fait discrètement demi-tour loin avant son terminus présumé ? Quel accès au soin, comment manger, quand le cabinet médical et la supérette ont fermé après vingt « braquages » ? Comment aller en centre-ville (travail, médecin, commerce) quand sa voiture a été volée, ou a brûlé ?

• celles, innombrable, de l’intimidation au quotidien, des menaces et du racket ; celles des viols et des violences. Ainsi, la France rurbaine recèle-t-elle d’immenses gisements de souffrances - pas seulement psychologiques, médicales aussi.

Mais le contemporain Tiers-état peuplant ces quartiers n’est pas facile à apprivoiser :

• Il se méfie des étoiles filantes, ou des dames-patronnesses d’aujourd’hui : équipes de télé, ministres, figures médiatiques ou du show-biz, qui font trois petits tours chez lui - village Potemkine ? bergerie de Marie-Antoinette ? - et puis s’en vont.

• Surtout : dans la France rurbaine, loi du silence n’est pas un vain mot. Plusieurs magistrats soulignent qu’en cas de violences urbaines, seule une victime sur dix ose témoigner, désigner face à face, les yeux dans les yeux, celui qui l’a agressé. On comprend les abstinents : devoir chaque jour, à l’entrée de son HLM, baisser les yeux devant les « jeunes » arrogants et leurs pitbulls, est un sérieux dressage à l’Omertà...

Et voilà le maître-mot prononcé : victimes. Celles des violences dites urbaines sont stricto sensu innombrables : on n’en sait pas le nombre - mais à coup sûr plusieurs millions. Ces victimes, l’humanitaire peut - et selon moi, doit - les assister de deux façons :

• A court terme : prendre en charge toutes ces détresses, écouter, assister, soigner - consoler. Car aujourd’hui, nul ne le fait méthodiquement et durablement. Affirmation fausse et scandaleuse ? Voici un témoignage personnel. Une de mes étudiantes payait ses études en travaillant chez un huissier. Pendant des années elle alla, de cité en cité du Val-de-Marne, signifier leur saisie à des sur-endettés immigrés, français de souche, antillais, etc. Au début effrayée par sa mission, cette étudiante constata vite chez tous ses « clients » une analogue réaction. Devant l’huissier, ils n’étaient ni furieux, ni menaçants - mais à l’inverse, curieusement soulagés. Enfin ! un être humain. Enfin ! on allait leur expliquer. Puis en général, ils pleuraient et contaient leur descente aux enfers. Mais, demandait mon étudiante, n’avez-vous vu personne ? Personne. Ce alors que ces saisies concernaient des bastions communistes (Vitry, Ivry...) plutôt encadrés et militants. Nul officiel en tout cas. Seules visites fréquentes citées par les saisis : les prêcheurs islamistes chez les musulmans ; et, chez les Gaulois, le Front national et les Témoins de Jéhovah...

• A plus long terme, avec la neutralité et l’autorité qu’a justement l’humanitaire, témoigner. Décrire l’emprise criminelle, les bandes, les violences, l’intimidation. Cela, la population rurbaine ne peut le faire. Elle n’a ni les relations qu’il faut, ni les moyens de communiquer ce témoignage.

Qu’on permette enfin à un criminologue cette mise en garde : nier le crime dans l’idée de l’anéantir est puéril et dangereux. Nier le crime, c’est l’aider à s’enraciner - ce qu’il fait aujourd’hui. L’humanitaire aidera puissamment les populations en détresse de la France rurbaine justement - et je dirais surtout - en révélant cette mainmise criminelle.

Comment le peut-il ?

• Préalable : une approche réaliste des « violences urbaines »
Le diagnostic suivant est réaliste ; c’est à dire qu’il dépeint la réalité criminelle des quartiers où sévit la violence sociale. Cette description n’est ni idéologique, ni polémique, ainsi qu’on le prouve par deux voies différentes :

. Ce réalisme est aussi celui de personnalités de la gauche politique (Julien Dray, député socialiste), associative (Malek Boutih, président de SOS-racisme) ; ou encore celui de dignitaires (comme Alain Bauer) de sociétés de pensée plutôt de gauche.

. Les données nourrissant ce diagnostic sont loin d’être toutes policières : elles proviennent aussi de syndicats (de salariés, et professionnels), Education nationale, transports, agents communaux, etc. ; ainsi que des mairies, sociétés d’assurances, de l’Assistance publique et des milieux hospitaliers. Policières, ou issues de la société civile, toutes ces données autorisent un diagnostic global sur la situation des quartiers chauds, en France. Le voici.

• Prendre conscience : une explosion criminelle aux conséquences sociales graves

a - Les « quartiers marqués par les violences urbaines » se multiplient

En 1993, la Direction centrale des renseignements généraux annonçait que 485 quartiers étaient « sérieusement touchés par les violences urbaines ». En 1998, c’était 818 quartiers. Fin 2000 (officieusement) des experts du ministère de l’Intérieur disaient le cap des 1000 quartiers franchi. On en serait à plus de 1 100 à juin 2001.

b - Des violences urbaines au coût humain toujours plus lourd

Dans la France périurbaine, les violences, visant surtout des populations sans défense, ont un coût social, humain et économique toujours plus élevé. Depuis dix ans, se multiplient ainsi dans ces quartiers “sensibles” - où les praticiens de SOS-Médecin refusent désormais d’aller la nuit - les agressions visant les éboueurs, facteurs, infirmiers des urgences hospitalières, etc. A Strasbourg - cas loin d’être unique - les pompiers sont “systématiquement escortés par des policiers lors de leurs interventions dans les zones à risque”.

Enfin, tous les jours en France, éclate une grève de conducteurs, machinistes ou contrôleurs (transports publics ou privés, rail ou route), suite à une agression. Là aussi, des personnels molestés, injuriés et couverts de crachats par des individus d’autant plus violents qu’ils le sont souvent impunément. Mais on connaît mal le coût de ce désastre social : les statistiques des ministères touchés par la violence (Education, santé, transports) ne distinguent pas les grève « sociales » (application des 35 heures), des « sécuritaires » (agression, émeute, etc.). On ignore donc combien les violences urbaines ont provoqué de grèves en l’an 2000. Et combien ont coûté (Etat, sécurité sociale) ces grèves, immobilisations pour blessures et dépressions causées par ces violences.

c - Des violences urbaines envahissant le monde syndical

En mars 2001, deux événements fort divers ont montré combien la vie syndicale était profondément hantée par l’insécurité.

• La grève massive des transports publics dans de grandes villes françaises : derrière les slogans d’usage, les témoignages des « traminots » reflètent l’angoisse de l’agressivité des « jeunes », des agressions physiques, des attaques de bus, des jets de pierre – parfois, des tirs d’armes à feu. Syndicalistes ouvriers et patronaux parlent d’une seule voix : la CGT lyonnaise souligne que « l’absentéisme s’envole sur les lignes difficiles » et que « les agressions se multiplient sur le réseau ». L’Union (patronale) des Transports Publics dénonce la « montée de l’insécurité qui touche de plus en plus de conducteurs ». En nombre grandissant, des traminots quittent précocement un métier aujourd’hui dangereux.

• Le congrès du Syndicat National de l’Enseignement Secondaire, N°1 dans le second degré, à Strasbourg. Y éclate la révolte de ces jeunes enseignants expédiés, en début de carrière, vers les « Zones d’éducation prioritaires » des académies dures, dans les fort anarchiques collèges de banlieues. Ces jeunes enseignants s’exaspèrent qu’on parle trop peu de la déprimante trinité « échec scolaire – démotivation – violence ». Leur angoisse éclate dans le sondage SNES-Sofres publié dans « Le Monde » du 14 mars : leur principale difficulté ? 49% : « La gestion de la classe » (euphémisme pour discipline). 45 % de ces jeunes profs – presque la moitié ! - craignent « les comportements violents » de leurs élèves.

d - Des violences urbaines très traumatisantes pour les mineurs

Des mineurs acteurs mais aussi victimes des violences urbaines. On enregistre ainsi (de 1995 à 1999) une explosion des “agressions et harcèlement sexuels” : + 45,70%. Elle est “liée au phénomène de bande, contexte de plus en plus fréquent pour ces crimes et délits”... “Les phénomènes d’agression sexuelles en bandes ne cessent de prendre de l’ampleur”. “Nous sommes confrontés à des viols collectifs de jeunes filles” dit la ministre de la justice. Mais qui viole ? De 95 à 99, la part des mineurs mis en cause explose aussi : violences sexuelles sur d’autres mineurs : + 84%; viols, + 25%.

e - Une situation criminelle qui s’aggrave

En 2000, la progression de la criminalité était déjà forte. Or les chiffres suivants (recoupés et confirmés) circulaient en juin 2001 au ministère de l’Intérieur. De janvier à mai 2001 : en zone police (les ± 25% urbanisés du sol métropolitain) crimes et délits constatés ont cru de 9%. En zone gendarmerie (rurale, ± 75% du pays) l’augmentation frise les 20%. Ainsi, fin 2001 et pour la première fois dans l’histoire, les infractions constatées en France passeront sans doute le cap des 4 millions (3 771 849 en 2000 ; pic précédent : 3 919 008 en 1994).
Et de fait, plusieurs signes montre que, sous nos yeux, la société française s’adapte à la criminalité de masse. En voici deux :

• En mai 2000 était lancée une « garantie des accidents de la vie » mêlant habilement accidents de loisir (jardinage, barbecue, etc.), catastrophes naturelles ou technologiques (séisme, crash aérien…), accidents médicaux et agressions ou attentats. Une assurance qui, en un an, a connu un « joli succès »…

• En juin 2001, le syndicat des centres commerciaux annonce le retour de ces complexes multi-commerces au centre des villes. Habillée de sondages et de statistiques, cette mesure a pour motif réel une fuite programmée des banlieues « chaudes », où ces centres, assiégés – occupés parfois – par des bandes de malfaiteurs ; sont désertés par une clientèle terrifiée.

• Surtout : éviter les erreurs d’interprétation

Ici, l’abstraite sécheresse des statistiques cache une foule de drames : vieillards agressés, filles violées, jeunes assassinés ; intimidation au quotidien par injure, crachat, coups ou molosses interposés ; employés attaqués sur leur lieu de travail, etc. Sans oublier la tragédie qu’est pour un salarié précaire l’incendie de sa voiture, dans des cités où souvent, les bus ne circulent plus, à force d’attaques. Méditons un seul chiffre. Récemment - et sans nulle réfutation officielle - l’Association nationale des victimes de l’insécurité révélait : « Si nous sommes bien informés, le nombre des blessés [du fait des fauteurs de violences urbaines] dépasserait désormais 400 000 chaque année ». Quatre-cent mille blessés par an : imaginons l’émotion si l’on découvrait, dans la France de l’an 2000, 400 000 malades graves insoupçonnés ; disons, 400 000 tuberculeux...

Le diagnostic fait - un désastre social dans la France périurbaine, provoqué par une criminalité agressive - demeure une question cruciale : pourquoi ? Ici, il convient de repousser l’explication angélique d’une criminalité socialement déterminée - et uniquement cela (théorie dite de la « stigmatisation ») ; théorie ignorant délibérément la lourde influence du criminel sur le social. D’une criminalité soluble dans toujours plus de social, grâce au « ministère de la Ville ». Une théorie négligeant, occultant, les souffrances de populations terrifiées, intimidées, rackettées par des prédateurs désormais unis en meutes - des bandes dont certains sociologues nous affirmaient qu’il n’y en aurait jamais en France. Une théorie où l’on finit par réserver sa compassion aux seuls criminels.

Dans cette théorie, c’est le chômage qui suscite le crime. Un argument repris par bien des hommes politiques – hélas ! de tous bords. Or quelque dramatique, quelque dissolvant qu’il soit pour la société, le chômage n’a en réalité nul lien direct, de cause à effet, avec la criminalité. En France, remarquons ainsi que c’est en l’an 2000, quand le gouvernement annonce une nette baisse du chômage, qu’enfle une sérieuse vague criminelle, les vols à main armée et vols avec violence (connus), progressant de plus de 15%.

Les rapports entre crime et chômage sont en réalité douteux et contradictoires :

• Douteux: imaginons tous les demandeurs d’emploi alignés devant un guichet. Les malfaiteurs chômeurs sont en fin de queue, car peu séduisants pour un potentiel employeur et peu motivés, ayant l’option crime comme « roue de secours ». Il faut donc atteindre la fin de la file d’attente pour dissuader un seul malfaiteur potentiel de choir dans la délinquance, en lui fournissant un emploi séduisant.

• Contradictoire : le chômage peut pousser un désespéré à voler, ou à attaquer une caissière, bien sûr ; mais inversement, le crime provoque aussi le chômage. D’abord, les criminels ne sont pas tous chômeurs. Des études britanniques montrent que, dans une tranche d’âge donnée et en proportion, autant de malfaiteurs que d’« honnêtes » ont un emploi ; ceux-ci ayant plutôt de moins bons salaires que ceux-là. Seule différence : les malfaiteurs ont des emplois moins motivants, sans grand avenir. Or quand un salarié quitte son emploi pour la carrière criminelle, il devient statistiquement chômeur : ici, c’est le crime qui provoque le chômage, et non l’inverse. De même, si la violence atteint dans un quartier un niveau tel que les commerces y ferment et licencient leurs employés, c’est encore le crime qui a suscité du chômage – et pas le contraire.

(1) Voir l’ensemble les chiffres et données disponibles sur ce point dans « Violences et insécurité urbaines », Que Sais-Je N° 3421, Alain Bauer et Xavier Raufer