3°) Un sociologisme américain et le crime (1)
Daniel Bell est l’un des sociologues les plus éminents du XXème
siècle. Sa réputation dépasse largement les Etats-Unis,
et même le monde anglo-saxon. Son ouvrage « The end of ideology
» (ci-après TEOI) est un classique, souvent réédité
depuis 1960(2)
. Or dans le domaine du crime, Bell manifeste une forte tendance sociologiste,
puisque ces positions qu’il défendait en matière criminelle
en 1960 – devenues depuis lors intenables – il ne daigne ni les modifier,
ni même reconnaître ses erreurs, dans les éditions successives
de l’ouvrage, jusqu’à la dernière, parue en 2000.
Trois chapitres de TEOI sont consacrés à la criminalité.
Le 7ème : « Crime as an american way of life, a queer leader
of social mobility » ; le 8ème, « The myth of crime waves
– the actuel decline of crime in the United States », le 9ème
, « The racket-ridden longshoremen, the webs of economics and politics
». Les deux premiers concernent la criminalité générale
et le dernier, le crime organisé professionnel.
Dans le chapitre 8, Bell nie l’existence de vagues criminelles aux Etats-Unis
– surtout, de vagues montantes : « Si l’on devait croire les journaux,
et les statistiques criminelles, les Etats-Unis connaîtraient chaque
année une nouvelle vague criminelle, plus grave encore que la précédente
» écrit Bell, pour qui ces questions doivent recevoir des réponses
« tirées de faits, plutôt que de mythes ». Le mythe,
ici, pour Daniel Bell, est clairement celui des vagues criminelles : c’est
le titre même de son chapitre. Et il insiste – encore dans le titre
- sur « le déclin réel de la criminalité aux Etats-Unis
». Or la réalité – indéniable, universellement
admise, enregistrée par des offices locaux, étatiques, fédéraux
; par nombre de think tanks ; provenant de sources de tous types (statistiques
policières, judiciaires, données de la société
civile, etc.) - est la suivante : en 1960, s’amorce aux Etats-Unis une énorme
vague criminelle de vingt ans (décennies 60 et 70) ; les « crimes
graves » (meurtres, vols à main armée, agressions et
vols avec violence, viols, cambriolages) y connaissant des progressions vertigineuses.
De 1960 à 1980 en effet :
. Doublement du nombre des meurtres,
. Neuf fois plus de vols à main armée,
. Trois fois plus d’agressions et vols avec violence,
. 2,5 fois plus de viols,
. Quatre fois plus de cambriolages.
Mais il y a pire encore comme déni du réel : la négation
par D. Bell de l’existence même de la mafia, exposée longuement
dans le chapitre 9 de TEOI.
Pour Bell en effet, la mafia est un « mythe » - encore un. «
Dommage pour une jolie histoire – et l’existence de la mafia serait une superbe
histoire – ni la commission sénatoriale sur le crime [organisé]
ni [le sénateur] Kefauver dans son livre n’ont fourni de preuve manifeste
de l’existence de la mafia en tant qu’organisation fonctionnelle ».
La mafia est donc « une légende ».
Ici, D. Bell regarde le crime organisé, non par le petit bout de
la lorgnette, mais au travers d’un kaléidoscope sociologique. Atomisée,
la mafia disparaît et ne surnagent qu’ici, un trafic ; là, un
racket, expliqués – d’ailleurs brillamment – par nombre de nécessités
économiques, de particularités techniques, de besoins d’ajustement
sociaux.
Mais si l’explication de « fond de tableau » de ces phénomènes
criminels est savante, voire érudite, l’organisation criminelle elle-même
est ignorée. Bell voit toute la « scène du crime »
: syndicats juifs (ouvrières de la lingerie féminine, travailleurs
unifiés du prêt-à-porter, chapeliers) ; irlandais (dockers,
chauffeurs et conducteurs, travailleurs du bâtiment). Il distingue des
italiens derrière tout cela (Frank Costello, « Lucky »
Luciano ». Bell pose même les bonnes questions : « Considérant
les 40 années écoulées [décennies 10 à
50], comment un tel état de corruption et de nauséabondes manœuvres
a-t-il pu durer aussi longtemps ? ». Mais ne voit nulle puissance configuratrice
que ce soit, derrière « des bandes » dirigées par
« des racketteurs ».
Ignorer à tout prix la mafia conduit même Bell à tricher.
Voir sa note N° 45 de fin de volume, édition 2000 de TEOI : «
Avec l’appui de Lucky Luciano, dirigeant criminel des Unione Siciliane, qui
contrôlait le trafic de stupéfiants et la prostitution à
New York, Marinelli devint le premier maire (de quartier) italien à
la municipalité de New York (…) Condamné à la prison
à vie pour avoir dominé la scène criminelle de la ville
[New York], Luciano fut mystérieusement amnistié par le gouverneur
Dewey et déporté en Italie, où il est l’objet occasionnel
d’articles à sensation par les journalistes de la presse à
bon marché ».
Ici culminent la mauvaise foi et le mépris. Car aux Etats-Unis, chacun
sait pourquoi Luciano a été libéré : pour avoir
co-organisé le débarquement de 1943, en Sicile, avec le renseignement
militaire américain. Mais admettre cette réalité (établie
par nombre de documents officiels, et que nul ne nie plus) serait avouer
que la mafia italo-américaine existe – et est liée à
un autre « mythe », la mafia sicilienne. Ici, les « journalistes
à sensation » de la « presse à bon marché
» ont eu raison, et la tendance sociologiste représentée
par Daniell Bell, tort.
Pour conclure, cette boutade de Hegel. Qu’arrive-t-il, lui demanda-t-on
un jour, si la théorie philosophique pure contredit un fait ? «
Tant pis pour les faits » répondit le Maître. Remplaçons
théorie pure par idéologie : « tant pis pour les faits
» semble une devise toute trouvée pour le courant sociologiste.
(1) Une seule grande étude sociologique sur la mafia surnage dans
les décennies 60 et 70 : « A family business, kinship and social
control in organized crime » de Francis Ianni et Elizabeth Reuss-Ianni,
Russel-Sage, NY, 1972.
(2) « The end of ideology, on the exhaustion of political ideas
in the fifties », 1ère édition ; The Free Press, NY,
1960 ; la plus récente, revue et complétée : Harvard
University Press, Cambridge, Mass., 2000.