2°) La France en proie au sociologisme
D’avril à juillet 1981, un événement émut grandement
l’opinion Londonienne. Dans le quartier périphérique de Brixton,
(1)
(peuplé surtout d’immigrants caribéens) des jeunes,
Noirs en majorité, déclenchèrent une émeute :
jets de pierre et de cocktail-Molotov sur la police, incendies de poubelles
et de pneus, etc. Cette émeute prolongée suscita bien sûr
nombre de rapports officiels (parlementaires, ministère de l’Intérieur,
etc.) et de commentaires médiatiques, tous débordants de bienséance
sociale. Jusqu’au jour où, excédé, un grand quotidien
londonien titra sur sept colonnes à la une : « assez de sociologie
! ». Sur quoi, on appliqua à Brixton un habile dosage de prévention
et de répression et le quartier se calma – durablement.
La Grande-Bretagne n’est pas la seule victime de la sociologie militante.
Récemment, chez nous – en pleine « affaire Teissier »,
évoquée plus bas – le sociologue Michel Maffesoli dénonce
« Une certaine sociologie dogmatique… outrecuidante, arrogante, moralisatrice
», qui « refuse d’analyser ce qui est » et fait «
le lit des diverses formes de fanatisme qui, d’une manière sauvage,
risquent de proliférer »(2)
. Une discipline déjà égratignée, peu auparavant
et toujours en France, par deux autres intellectuels, l’un de droite, l’autre
venu de l’extrême-gauche.
. Dans « Délires et défaites, une histoire intellectuelle
de l’exception française »(3)
Claude Fouquet souligne que « D’Auguste Comte à Pierre
Bourdieu, la sociologie n’a conduit à aucune découverte notable,
ni à des conclusions ou à des prescriptions généralement
acceptées, autre que des truismes. Après un siècle et
demi de sociologie, nous disposons d’une énorme moisson de faits sociaux,
mais guère de consensus sur l’interprétation à leur
donner ».
. Dans ce cruel pamphlet qu’est « Portrait de l’intellectuel en animal
de compagnie »(4)
, Michel Surya dénonce la perversion de la sociologie qu’il
nomme le sociologisme, et son pouvoir actuel sur la presse et la classe politique
: « le succès du sociologisme n’a pas d’autre sens : celui d’une
dépolitisation de fait de la pensée ».
Ainsi, une déviation de la sociologie serait dans notre pays l’idéologie
de secours, le palliatif au déficit de pensée ; ce que confirme
Claude Fouquet, pour qui les sociologues « occupent massivement les
pages centrales consacrées aux « idées » du Monde
ou de Libération, où ils expriment, non des découvertes
ou des hypothèses scientifiques plausibles, mais leurs préférences
politiques et parfois, leurs talents polémiques ».
Dans son champ de compétence en tout cas – le crime, les criminels,
les réponses de la société – le criminologue peur confirmer
pleinement ces critiques. Chaque crime grave, chaque éruption de violences
urbaines voit la vulgate sociologiste déferler par pleines pages.
Or en réalité, cette vulgate n’est pas scientifique, mais anarchisante;
elle n’est pas savante, mais ignore au contraire gravement la réalité
criminelle.
• D’abord : qu’est-ce que la sociologie, en France, aujourd’hui ?
Au printemps 2001, la thèse « astrologique » de Mme Elizabeth
Teissier provoqua une éruption dans le petit monde des 1 000 à
1 200 sociologues praticiens (selon Le Monde du 15 mai 2001(5)
). Les polémiques et révélations consécutives
ont permis de constater l’état surprenant de cette discipline, en
France, aujourd’hui.
Qu’il y ait « guerre de tranchées », entre sociologie
« positiviste et durkheimienne » et « phénoménologique
» ; sociologie « compréhensive, du quotidien » et
« rationaliste », n’est pas grave. Ce qui inquiète, c’est
qu’en 2001, on cherche encore à définir « ce qui fait
qu’on se reconnaît les uns les autres comme sociologues », on
s’interroge sur « les normes objectives de ce qu’est un travail sociologique
» ; on recherche « quelles armes pourraient ou devraient à
l’avenir être mises en place pour réguler la profession »
; enfin, qu’après un siècle d’exercice, on ne sache toujours
pas si « oui ou non, les faits sociaux peuvent-être considérés
comme des choses ».
L’affaire Teissier révéla encore que les liens de certains
sociologues avec les médias ou l’appareil d’Etat étaient malsains
: « la sociologie (et de plus en plus, l’ethnologie) a « astrologisé
» ses connaissances pour un plat de lentilles. Depuis vingt ans, ces
deux sciences sociales se sont vendues aux pouvoirs, aux administrations
et aux médias qui nous gouvernent, pour expliquer (et, sous-entendu,
prévoir) le présent et le futur proche… Les sciences sociales
courent maintenant après l’actualité, lorsqu’elles ne cherchent
pas à la devancer ». Ce jugement sévère n’est
pas isolé. Voir les « Cahiers internationaux de sociologie »
du premier semestre 2000 (volume CVIII, jan-juin 2000) : « le sociologue
est trop souvent écartelé entre un rôle d’expert ou une
pratique directement professionnelle, d’un côté et des positions
hypercritiques, d’un autre côté ». Côté cour,
la mise de la discipline « au service des acteurs dominants ou des
forces sociales et politiques instituées », le rôle de
« conseiller des princes ou des contre-pouvoirs institutionnels »
; côté jardin « la protestation ou la dénonciation
érigées en mode d’analyse » et la promotion « d’idéologies
de rupture »
Plus tristement encore, on apprenait que les jurys de thèse n’étaient
parfois que « bandes de copains » ; que le doctorat de sociologie
était souvent un hobby, un titre pour carte de visite, un adjuvant
professionnel ; que parmi les docteurs figuraient anarchiquement séminaristes
et artistes, travailleurs sociaux et policiers, enseignants et astrologues.
Enfin, la sociologue Judith Lazar s’indignait que dans sa discipline «
alourdie par un académisme un peu vieillot… le recrutement des copains
et autres subalternes redevables n’a jamais atteint un tel niveau »
(6)
.
• Sociologisme : les habits neufs du gauchisme
Peu nombreux sont les sociologues s’intéressant aux violences urbaines,
au monde des prisons, au crime. Souvent, parmi eux, un type humain désormais
rare – un peu oublié, même : l’intellectuel organique. Se fondre
dans la masse des misérables. Etre fasciné par l’autre et se
haïr, soi – son individualité, sa classe sa race : l’allégeance
émotionnelle, les fantasmes de l’intellectuel organique se fixèrent
d’abord sur le prolétaire d’usine, puis sur le guérillero anticolonialiste.
Aujourd’hui, l’intellectuel organique s’enflamme pour les marginaux, déviants,
et autres criminels ; les banlieues des métropoles sont pour lui de
nouveaux territoires à libérer, d’ultimes colonies,. Cette
orientation est plus anarchiste que léniniste : les vrais communistes
haïssent en effet le désordre. De fait, c’est dans la prose anarchiste
récente qu’on trouve exposés les grands thèmes du sociologisme,
repris ensuite par certains médias :
. L’éditorial (janvier 2000) d’Alternative Libertaire affirme ainsi
que le capitalisme répond « à la marginalisation sociale
et politique des « classes dangereuses » (jeunes rejetant le
système scolaire, chômeurs et précaires, sans-logis,
sans-papiers) par une répression policière et un contrôle
social croissant ».
. Courant Alternatif publie au 1er trimestre 2000 un numéro spécial
« contrôle social » sous le titre « classe laborieuse
– classe dangereuse : la criminalisation de l’immigré », où
l’on assimile le prolétaire d’aujourd’hui à l’immigré
et dénonce le « renforcement des politiques coloniales à
l’intérieur de l’Europe… la constitution d’une forteresse dotée
d’un système policier très important, qui considère
comme ses ennemis principaux à la fois la criminalité organisée,
les terrorismes et l’immigration clandestine », avant de conclure «
aujourd’hui, la criminalisation de l’immigré permet de plonger une
masse importante de main d’œuvre dans la précarité salariale
».
Notons au passage que les anarchistes font grand usage du thème «
classes laborieuses – classes dangereuses » sans savoir qu’elle fut
élaborée et illustrée par le démographe et historien
Louis Chevalier(7)
qui est tout, sauf un révolutionnaire …
Au-delà, le sociologisme partage encore l’illusion centrale du socialisme,
telle que la définit Robert Conquest(8)
dans « Reflections on a ravaged century » : notre connaissance
du comportement humain serait telle qu’on pourrait modeler une société,
quelque complexe qu’elle soit, suivant des plans scientifiques, ou au moins
rationnels. Or les éléments déviants, marginaux, criminels
de la société - ceux qu’étudie la criminologie - forment
un ensemble si chaotique, si opportuniste, si insaisissable, qu’il semble
aujourd’hui impossible de le manipuler par voie d’ingénierie sociale
; et fort difficile de faire sur lui prédictions fiables ou plans
efficaces.
Le sociologisme, c’est enfin la recherche, idéologiquement intéressée,
du sens des termes criminologiques, de l’objectif des pratiques pénales
en vigueur(9)
. « S’intéresser spécifiquement au rôle
[criminel] des groupes d’origine étrangère fait-il courir aux
communautés immigrées un risque de stigmatisation ? »…
« Le concept de crime organisé sert parfois moins à décrire
un phénomène qu’à définir un nouvel ennemi intérieur
»… « La criminalisation de la politique nous en apprend peut-être
moins par les faits qui la constituent que par la manière dont ces
faits ont été qualifiés, interprétés et
divulgués par des « instances de révélation »,
etc. Critique de la critique, commentaire sur le commentaire, cette nouvelle
inquisition finit par oublier l’objet même de toute l’affaire : le
crime.
• Un sociologisme médiatique et officiel
Le sociologisme touche d’abord certains médias, pour qui les violences
urbaines, les banlieues chaudes relèvent du tout-social :
« L’action publique doit rapidement s’investir dans ce changement
de regard. En formant les professionnels qui, sur le terrain, forgeront les
passerelles entre les deux mondes, serviront d’interlocuteurs à ces
jeunes qui n’en n’ont pas. En aidant les travailleurs sociaux, les agents
des services publics, à s’adapter au public des quartiers déshérités.
En soutenant plus franchement les individus qui, çà et là,
portent à bout de bras des projets, innovent, font de leur cité
un laboratoire social ».
« Banlieues en rupture…En réalité, la question est avant
tout économique et sociale. C’est celle des cités dortoirs
devenues des cités-repoussoirs, foyers de pauvreté et d’exclusion
»(10)
.
Mais le virus sociologiste attaque aussi d’authentiques savants. Dans un
entretien donné à « Libération « ((12/05/01)
l’épidémiologiste Marie Choquet, dont les études sur
la toxicomanie et le suicide des adolescents font autorité
(11)
, s’exprime sur le continuum « troubles adolescents »
- violences urbaines. L’entretien ne vise bien sûr qu’à masquer
la réalité criminelle des banlieues derrière les turbulences
psychologiques des adolescents qui y vivent. Mais, voulant prouver que les
quartiers chauds hébergent moins de malfaiteurs endurcis que de pauvres
enfants en souffrance, Mme Choquet avance, hélas, deux arguments que
tout criminologue ne peut que rejeter.
• Sur la violence des « jeunes » et le crime : « Les seules
données disponibles concernent la mortalité : est-ce que les
jeunes décèdent plus par homicide qu’auparavant ? Eh bien non
! Il n’existe pas une évolution extraordinaire ».
En 1985 - déjà pour dénoncer l’ « hystérie
sécuritaire » - un premier ministre soulignait que « le
nombre de personnes assassinées en France n’augmente pas depuis la
libération ». Réitérons donc la réfutation
: ici, le paramètre juste n’est pas le nombre des décédés,
mais celui des blessés graves (poignardés, brûlés
par bouteille incendiaire, ou blessés par tir d’armes à feu)
qu’ils décèdent par la suite ou non. Un ensemble, lui, en constante
augmentation. Et les décès y sont à peu près
constants, non grâce à une prétendue stagnation du crime,
mais du fait de sérieux progrès (technologie, méthodologie,
médicaments, etc.) de la médecine d’urgence, notamment au cours
de la dernière décennie et aussi d’une rapidité accrue:
. Des communications avec la police ou les pompiers après l’agression
;
. Des transports du lieu de l’attaque à celui des soins (urgences,
etc.) ;
Si donc, en 2001 et à nombre d’homicides constant, on sauve sept
victimes de violences sérieuses, contre quatre en 1980, c’est que
les agressions ont augmenté. Or ce qui traumatise la population –
d’abord celle des banlieues chaude, la plus exposée - c’est l’agression
- qu’elle se solde par un décès, ou « que » par
un mois d’hôpital…
• A propos des « quartiers sensibles », Mme Choquet se réfère
à la « stigmatisation » : « la définition
de la personne par ses seules caractéristiques sociales, je ne connais
rien de plus terrible ».
La stigmatisation est le concept-phare de l’école criminologique
dite « interactionniste » (interaction entre l’individu et la
société, mécanismes sociaux du rejet). D’abord californienne
(décennie50), cette école, marquée par la Contre-culture
comme l’ « antipsychiatrie », gagna l’Europe dans les sixties.
Elle produisit le concept d’« étiquetage », de stéréotype
du criminel (bouc émissaire), puis en vint à affirmer que le
crime n’existait pas en soi, n’était qu’un artefact uniquement provoqué
par la stigmatisation. logiquement, elle prôna donc « l’intervention
minimale » de la police contre les rébellions juvéniles.
Moins la police intervenait et moins les choses s’aggravaient. Appliquée
en Californie durant une décennie, cette doctrine permit la formation
de bandes criminelles dont cet Etat n’est jamais venu à bout depuis
lors. A ce point, le père même de l’école interactionniste
désavoua son propre enfant, pure secte révolutionnaire, «
tribune de critique sociale, agissant à sens unique contre les agences
de contrôle »..
Rappelons que le concept de stigmatisation imprégna aussi nos politiques
publiques de « prévention de la délinquance » du
début des années 80. Citation caractéristique du credo
de l’époque, extraite de « L’Etat et les jeunes » (op.
cit.) « Il ne peut être question de traiter des gens soupçonnés
de délinquance comme des délinquants,, de développer
des pratiques de stigmatisation et de viser une population aussi précise.
Plutôt que de repérer les jeunes capables de commettre des actes
délinquants et de les éloigner, il est préférable
d’offrir des services à une population démunie (…) et de «
solvabiliser » les jeunes en leur permettant de disposer de certaines
ressources financières ». Pour juger du résultat brillant
de cette politique, regardons les courbes criminelles, rayon violences urbaines,
depuis lors…
Il est donc étrange de voir Mme Choquet se référer
à cette doctrine, catastrophique partout et en France même ;
abandonnée dans le monde anglo-saxon, sauf par quelques sectes discréditées
sur le plan criminologique. Plus encore, de voir un grand quotidien reproduire
ces propos comme vérité révélée, sans nuances,
sans nulle mise en perspective ; sans songer à présenter une
autre approche du sujet.
Le résultat est là; intellectuels, médias : le sociologisme
devient la doctrine officielle. Là encore, un exemple entre cent :
dans un entretien au « Figaro » (12 juillet 2000), le Procureur
de Paris, M. Jean-Pierre Dintilhac, explique l’augmentation de la criminalité
(dans la France de la décennie 1990) par celle du chômage. Or
d’innombrables savants ont tenté de trouver un lien scientifique entre
crime, misère et chômage. Et tous, à ce jour, ont échoué,
comme on le verra plus bas.
Plus largement : l’explication par le social, seule admissible pour le sociologisme
et ses adeptes journalistes, hauts fonctionnaires ou intellectuels, s’illustre
surtout par ses échecs, d’abord dans notre pays. A l’inverse, la théorie
dite « répressive » explique la montée de la criminalité
dans un pays par l’affaiblissement concomitant de la répression. En
majorité, les criminels font un choix rationnel de type coût-bénéfice
; plus de crimes adviennent quand les opportunités augmentent (prospérité)
et que la chose est moins risquée (laxisme). Cette théorie
fut notamment appliquée aux Etats-Unis dans la décennie 90.
Les peines de prison furent aggravées pour les crimes sérieux
; on mit plus de policiers dans les rues, plus de malfaiteurs en prison et
plus durablement. Et la criminalité baissa fortement – toutes choses
égales par ailleurs.
• Sociologisme et criminalité : idéologie et illusions
Dans les Etats de droit, les statistiques (de tous ordres, pas uniquement
celles de la police ; celles des professions, des régions, des syndicats,
etc.) sont plutôt bien tenues. Elles montrent qu’au fil des années,
la criminalité constatée monte et baisse, comme les vagues
de la mer. Hormis les illuminés niant la réalité même
du crime, chercheurs, élus, experts issus des instances de contrôle
ou de répression constatent tous le phénomène. Mais
pourquoi une vague criminelle enfle-t-elle, monte, déferle, puis enfin
se retire ? Là est le mystère. L’origine de ce phénomène
cyclique – à supposer qu’il n’y en ait qu’une – est-elle économique
? Démographique ? Politique (laxisme ou répression) ? Dépend-il,
ce phénomène, d’une autre vague, de consommation de stupéfiants
celle-là ? S’agissant des Etats-Unis(12)
: alors que les assassinats constatés baissent, et fort, à
New York dès 1993, puis ensuite jusqu’à 1999, dans d’autres
métropoles des Etats-Unis ; pourquoi ce nombre augmente-t-il à
nouveau (entre autres), à New York, Los Angeles et Phoenix (Arizona),
à partir de 2000 ? Alors que ces métropoles n’ont pas changé
de politique répressive ?
La question est assez complexe pour qu’on ne l’obscurcisse pas encore en
la noyant dans l’idéologie, ou dans le sentimentalisme hugolien :
car si l’on a peu de certitudes en la matière, on a au moins celle-la
: dans les pays développés(13)
(qui sont pour la plupart aussi des Etats de droit)
(14)
il n’y a, à ce jour, nul lien direct constaté entre
misère sociale et crime, pas plus qu’entre chômage et crime.
C’est ce que dit notamment Francis Fukuyama dans une étude publiée
dans « The Atlantic Monthly » (15)
: « L’idée que la pauvreté et l’inégalité
provoquent le crime est fort répandue parmi les politiciens et les
électeurs des sociétés démocratiques, justifiant
ainsi les programmes d’aide sociale et de réduction de la pauvreté.
Mais bien qu’un vague lien entre inégalité et criminalité
soit concevable, il n’explique en rien l’explosion criminelle en occident.
Nulle dépression dans les décennies 60 à 90 n’explique
ce fort accroissement. La vague criminelle post-seconde guerre mondiale débuta
au contraire dans une ère de plein emploi et de prospérité
générale (alors que la Grande Dépression des années
30 vit décroître la criminalité violente aux Etats-Unis).
L’inégalité des revenus s’est accrue aux Etats-Unis durant
la Grande Désorganisation (années 80 à 90 pour l’auteur,
NDT), mais la criminalité a également progressé dans
des pays développés bien plus égalitaires que l’Amérique.
Une plus grande inégalité de revenus peut tendre à expliquer
pourquoi les moyennes criminelles sont plus élevées aux Etats-Unis
qu’en Suède – mais n’explique pas pourquoi la criminalité a
commencé à croître dans ce pays au même moment
qu’en Amérique. Mieux : l’inégalité de revenus s’est
encore accrue aux Etats-Unis durant la décennie 90, alors que la criminalité
y diminuait ».
Considérons maintenant le credo N°1 du sociologisme : c’est le
chômage qui suscite le crime. Un argument repris à l’envi par
les hommes politiques – hélas ! Pas tous socialistes. Or quelque dramatique,
quelque dissolvant qu’il soit pour la société, le chômage
n’a en réalité que des liens douteux et contradictoires avec
la criminalité et en tout cas, nul lien direct de type cause à
effet.
• Douteux: imaginons tous les demandeurs d’emploi alignés devant
un guichet. Les malfaiteurs chômeurs sont en fin de queue, car peu
séduisants pour un potentiel employeur et peu motivés, ayant
l’option crime comme « roue de secours ». Il faut donc atteindre
la fin de la file d’attente pour dissuader un seul malfaiteur potentiel de
choir dans la délinquance, en lui fournissant un emploi séduisant.
• Contradictoire : le chômage peut pousser un désespéré
à voler, ou à attaquer une caissière, bien sûr
; mais inversement, le crime provoque aussi le chômage. D’abord, les
criminels ne sont pas tous chômeurs. Des études britanniques
montrent que, dans une tranche d’âge donnée et en proportion,
autant de malfaiteurs que d’« honnêtes » ont un emploi
; ceux-ci ayant plutôt de moins bons salaires que ceux-là. Seule
différence : les malfaiteurs ont des emplois moins motivants, sans
grand avenir. Or quand un salarié quitte son emploi pour la carrière
criminelle, il devient statistiquement chômeur : ici, c’est le crime
qui provoque le chômage, et non l’inverse. De même, si la violence
atteint dans un quartier un niveau tel que les commerces y ferment et licencient
leurs employés, c’est encore le crime qui a suscité du chômage
– et pas le contraire
Etats-Unis : des études par centaines ont été effectuées
sur ce sujet dans la décennie 80. Que montrent elles, à l’échelle
de l’ensemble du pays ? Ceci :
Année Tendance principale
du chômage Tendance principale de
la criminalité (connue)
1959 Stable, à un niveau élevé
Stable, à un niveau bas
1969 En chute libre Très forte
progression
1979 En croissance rapide En baisse
légère
France : remarquons qu’en l’an 2000, quand le gouvernement annonce une forte
baisse du chômage, monte une sérieuse vague criminelle, les
vols à main armée et vols avec violence (connus), progressant
de plus de 15% dans l’année. Une évolution que la presse finit
par constater : dans le Figaro ((1/6/2000), un article illustré d’un
tableau, montre que « Le chômage n’explique plus la violence
depuis 1992 ».
• Sociologisme et criminalité : la pratique de l’anathème
Mais le sociologisme médiatique fait pire que d’asséner, au
fil des ans, une vulgate idéologique démentie par les faits.
Ce courant militant tend à s’ériger en « tribunal des
mœurs intellectuelles », comme dit le philosophe Jean Baudrillard
(16)
.
Il y a ainsi des champs d’étude entiers sur lesquels l’interdit plane
dans la France d’aujourd’hui. Et qu’on n’aborde qu’en subissant les foudres
de la police de la pensée sociologisante. Parmi ces thèmes
tabou qui concernent les criminologues :
. La génétique du comportement et l’influence de sa nature
biologique sur l’homme. Précisément, les pulsions sexuelles
agressives masculines ; ou ses élans meurtriers. Il s’agit bien sûr
de comprendre un comportement humain, pas de l’approuver ni de le justifier
; tout travail scientifique devant décrire les phénomènes,
avant de les expliquer. Ce que font les auteurs de « A natural history
of rape », Randy Thornhill et Craig Palmer (publié par le prestigieux
Massachusets Institute of technology, MIT).
. L’eugénisme et notamment, l’influence de l’avortement sur la criminalité
(17)
. Les travaux sur ce point d’un juriste de l’université Stanford
(Californie), John Donohue, et d’un économiste de l’université
de Chicago, Steven Levitt, ont également été publiés
par une revue du MIT. Selon eux, la forte baisse de la criminalité
dans l’Amérique des années 90 résulte d’une vague d’avortements
dans les années 70(18)
. Aux Etats-Unis, cette théorie a outré les partisans
comme les adversaires de l’avortement. Mais ses promoteurs se sont librement
exprimés. L’auraient-ils pu en France ?
. La façon dont les êtres humains se perçoivent suivant
des lignes ethniques. Aux Etats-Unis, des équipes de chercheurs en
neurologie cérébrale et en psychologie sociale, des universités
Yale, New York University et Wisconsin university, de Amherst College ou
du Massachusets général hospital de Boston, peuvent librement
s’intéresser aux émotions qui traversent le cerveau humain
percevant une personne d’une race différente de la sienne. Des travaux
qui posent aujourd’hui plus de question qu’ils n’en résolvent - et
ne confèrent nul statut scientifique au racisme. Mais qui peuvent
un jour éclairer la genèse de certains meurtres, ou massacres
– donc suggérer des pistes pour les éviter. Ces études
ont été publiés dans les revues « Neuro-report
» et « Journal of cognitive sciences » où la discussion,
intense, reste scientifique, sans que nul ne jette l’ anathème sur
des travaux intéressant même de grands quotidiens
(19)
.
(1) Voir « Uprising ! The police, the people ans the riots in Britain’s
cities », Martin Kettle & Luxy Hodges, Pan Books, 1982.
(2) « Eloge de la connaissance ordinaire », Le Monde, 24 avril
2001. Michel Maffesoli est professeur de sociologie à Paris V et directeur
du Centre d’études sur l’actuel et le quotidien.
(3) Albin Michel, 2000.
(4) Farrago éditeur, 2000.
(5) « La sociologie au miroir de la thèse d’Elizabeth
Teissier ». Sur le même sujet et dans le même quotidien,
lire aussi « La sociologie, astrologie des sciences sociales ? »
(2/05/01) ; « Banalité d’Elizabeth Teissier » (même
jour) ; « La thèse d’Elizabeth Teissier ravive la fracture au
sein de la sociologie » (5/05/01).
(6) Mme Lazar est notamment l’auteur de « L’opinion publique »,
chez Sirey. Ces citations, dans une tribune libre du Figaro, le 28/05/01.
(7) « Classes laborieuses et classes dangereuses à Paris, pendant
le première moitié du XIXème siècle, Louis Chevalier,
Pluriel-Livre de Poche, 1978.
(8) John Murray ed. Londres, 1999.
(9) Sur cette thématique, voir : « Elites irrégulières,
essai sur la délinquance d’affaires », P. Lascoumes, Gallimard,
1997.
(10) Ces deux citations : « violences urbaines : l’urgence d’un autre
regard », Le Monde, 17/12/98 ; un article de Frédéric
Chambon, également dans « Le Monde du 28/9/00.
(11) « Les jeunes et la drogue » (avec J.-P. Fréjaville
et F. Davidson), PUF, 1977 ; « Le suicide de l’adolescent » (avec
F. Davidson), ESF, 1982 ; « Adolescents, enquête nationale »
(avec Marie Ledoux), INSERM, 1994 ; « Attentes et comportements des
adolescents » (avec Marie Ledoux), Espaces 34/INSERM, 1998 ; «
Secrets et confidents : au temps de l’adolescence » (avec Alain Braconnier
et Colette Chiland) Masson, 2001.
(12) Voir dans l’International Herald Tribune du 23/6/00 « Crime waves
wax and wane, and one seems to be waxing ».
(13) Nous précisons bien : dans les pays développés.
Dans le reste du monde en revanche, règne une misère si massive
qu’elle ne peut qu’engendrer une inépuisable « armée
de réserve » prête à toutes les illégalités,
à tous les trafics, simplement pour survivre. Quelques chiffres provenant
de la Banque mondiale et du Programme des Nations-Unies pour le Développement
et cités dans la « New York Review Of Books » du 31 mai
2001 (The charms of poverty) : de 1987 à 1998, le nombre de personnes
vivant au dessous du seuil de pauvreté (1 dollar US par jour) a cru
de 100 millions, pour atteindre 1,2 milliard. Elevons ce seuil à 1/3
du revenu moyen du Tiers-monde : 32% du monde « en développement
» y vit, et 50% de l’Afrique sub-saharienne. 17% de la population mondiale
est mal logée ; 15%, mal nourrie ; 15%, illettrée ; 14%, n’accède
à aucun service de santé ; 13% a une espérance de vie
de 40 ans maximum. Les 20% les plus développés du globe disposent
de 86% du produit brut mondial (PBM); de 87% des véhicules en usage
; de 60% de l’énergie produite. Les 20% les plus pauvres disposent,
eux, de 1% du PBM et de 1/74ème de ce que gagnent les 20% les plus
riches.
(14) S’agissant du Tiers-monde, on de dispose que de très peu de données
fiables, recueillies sur le long terme selon des critères validables.
Mais une grave et durable misère au Sud, permet de soupçonner
qu’une fraction des masses misérables de ces bidonvilles chaotiques
qui encerclent les mégapoles d’Afrique, d’Asie et d’Amérique
latine est disponible comme « armée de réserve »
du crime organisé, des trafiquants et des contrebandiers.
(15) « The great disruption : human nature and the reconstitution
of social order » mai 1999.
(16) Dans « Le Monde » du 5/5/01, justement d’ailleurs à
propos de l’affaire Teissier.
(17) Voir à ce propos « Une explication originale de la
baisse de la criminalité » Le Monde, 8/5/01).
(18) Pour les auteurs : les femmes qui se font le plus souvent avorter sont
celles qui, statistiquement, risquent le plus d’avoir un enfant malfaiteur
: mères adolescentes, familles monoparentales, milieu pauvre, minorités.
Ainsi, 20 ans après la loi Roe vs. Wade, qui légalise l’avortement,
il y a moins de jeunes hommes susceptibles d’entrer dans la voie criminelle
et donc, la criminalité baisse
(19) Voir « Scanning brains for racial insights », International
Herald Tribune », 7/09/00.