Sondages, élections et réalité criminelle
Xavier RAUFER
Mars 2002

Le sondage publié ce jour par Le Figaro est si loin de la réalité criminelle vécue aujourd’hui par les français qu’il en paraît irréel. Dans la France de 2001, la police a recensé 9 300 hold-up et 125 000 agressions violentes. En 2002, un père de famille est lynché à mort par une meute juvénile pour avoir osé lui tenir tête. Un voyou par semaine, parfois deux, est assassiné par arme à feu lors de guerres de gangs toujours plus meurtrières. Voici six mois, un jeune « gangsterroriste » tirait avec un lance-roquette anti-char sur un car de police, puis criblait un élu de balles tirées par un fusil d’assaut – autre arme de guerre. Début janvier, une grenade défensive – encore une arme de guerre, terriblement meurtrière - était jetée sur un commissariat du Val-de-Marne, heureusement sans exploser. Plus récemment, une bande prédatrice violait des mois durant une mineure de 13 ans, la prostituant en prime à des passants. Aujourd’hui, le ministre de l’intérieur lui-même reconnaît l’existence de zones hors-contrôle en France, mais promet – figure imposée en campagne électorale – que ça ne durera pas.

Telle est la réalité criminelle de la France de 2002. Encore ne s’agit-il là que d’une rapide sélection, au milieu d’un déferlement quotidien d’actes horribles, que nous autres, criminologies, recensons jour après jour et que nos étudiants, futurs commissaires de police, magistrats, travailleurs sociaux, médecins légistes ou avocats pénalistes, classent dans nos archives avec accablement. Car telle est la France que nous allons leur léguer, si rien de sérieux n’est entrepris.

Faut-il souligner que les hold-up, vols avec violence commis en bande, assassinats, possession et usage homicide d’armes de guerre, viols en réunion sont des crimes, passibles de la Cour d’assises ? Faut-il rappeler que quand, par exemple, deux « jeunes » attaquent un passant avec un couteau pour lui dérober son portefeuille, il s’agit pour le nouveau Code pénal d’un « vol en réunion avec usage d’une arme », crime puni d’une lourde peine de prison ? Or de ce sondage, le mot crime est absent. On n’y parle que de délits et de délinquance, infractions plus bénignes et dans l’esprit du public, presque anodines. Pour le français moyen, un délinquant, ça chaparde dans une épicerie, ça chahute. Un délinquant, ça n’est pas un sauvage, ça ne massacre pas un innocent à coups de pieds et de briques. Notons en outre que jamais le sondage ne définit ce qu’il entend par le terme abstrait d’ « insécurité ». les sondages précisent souvent les termes dont ils usent (« par tel mot, nous entendons que », etc.) Ceci n’est pas fait. Ce sondage n’évoque nul crime concret, commis récemment, pour informer un minimum les personnes interrogées. Tout au contraire, on élude le mot crime – une omission qui n’est peut-être pas une étourderie.
En effet : suggérer l’envoi en centres (timidement) fermés d’assassins juvéniles capables des pires crimes fait sauter aux yeux l’irénisme de mesures proposées dans leurs programmes par les principaux candidats – pour ne pas dire leur aspect grotesque. Devant des crimes affreux et des vies massacrées, les proposition faites lors de cette campagne présidentielle font irrésistiblement penser à Laurel et Hardy entreprenant d’éteindre un incendie avec le contenu d’un verre à liqueur.

Ce distinguo entre délit et crime est-il une lubie de juriste ? Un caprice de grammairien ? Au contraire : remédier à tout dysfonctionnement sérieux (humain, comme social) suppose d’abord d’élaborer un diagnostic : et dans ce diagnostic, le vocabulaire est tout. Vous consultez un médecin, qui qualifie de migraine ce qui est en réalité une méningite ? Vous le fuyez – à juste titre.
Plus grave encore, cette disposition d’esprit humaine que tout psychologue confirmera : ce que l’homme ne sait désigner, il ne peut l’affronter. Ne pas savoir, ne pas pouvoir évaluer condamne forcément à dévaluer. Or cette dévaluation sémantique, cette édulcoration systématique des mots pratiquée par le « politiquement correct » ont des conséquences sociales et politiques redoutables :

• Sociales : à ne parler que de délinquants, on ne voit qu’eux. On oublie les criminels auteurs des infractions les plus graves, que nulle répression ferme ne menace. Comment s’étonner ensuite que ces malfaiteurs – qui regardent la télé et que leurs avocats informent des risques « professionnels » - éprouvent un grisant sentiment d’impunité ?

• Politiques : là, l’opposition s’est hélas ! piégée elle-même. Ce piège, démontons-le. Comme la gauche, les porte-parole du candidat Chirac ne parlent que de délinquance ; ils négligent de faire d’abord un diagnostic sérieux et étayé de ce qu’est la réalité criminelle de la France de 2002 ; bref, ils s’effarouchent devant les mots. Conséquence fatale : ce qu’ils proposent ensuite comme riposte n’est tout simplement pas crédible. Soulignons ainsi que, dans ce sondage, le public a remarquablement répondu aux questions qu’on lui posait. Car c’est à l’évidence le crime qu’il faut réprimer. La délinquance, en revanche, relève naturellement de la prévention – classique cheval de bataille de la gauche. Qui donc est, de ce fait, le mieux placé pour contenir la délinquance par la prévention ? M. Jospin, bien sûr. Voilà comment, à force de se détourner devant ce qu’Aragon appelait « les grands éclairs blancs du réel », l’entourage de M. Chirac a fini par mettre celui-ci à une piteuse 3ème place ex-aequo en termes de crédibilité – sur un thème majeur où il aurait dû faire la course seul en tête.

Suggérons donc qu’un futur sondage commence par appeler simplement les choses par leur nom. Et notamment, qu’il n’oublie pas le problème crucial, celui de la politique criminelle, dont l’élaboration est pour tout gouvernement, quelle que soit sa couleur politique, la tâche régalienne par excellence. Or depuis vingt ans, nos gouvernants successifs n’ont, à proprement parler, jamais élaboré de politique criminelle fondée sur le principe de réalité. Ils n’ont produit que des ersatz à base de social, de communication et de lacrymal-moralisme, produits de substitution dans lesquels le dosage distinguait seul la « gauche » de la « droite ». Et dans le registre de l’application, on a trop souvent confondu arrogance et autorité – deux termes en réalité exactement antinomiques.

Pour gagner, la droite doit donc proposer aux français une politique criminelle efficace. La criminologie expérimentale moderne qui, notamment à New York, a ramené le nombre des assassinats et agressions à leur niveau d’il y a quarante ans - suggère d’asseoir cette politique sur deux principes fondamentaux :
. au-delà de toutes les théories sociologiques, l’origine la plus certaine du crime, c’est le criminel lui-même,
. les malfaiteurs ne s’arrêtent que quand on les arrête. 