Entretien conduit par Jean-Paul Chagnollaud et Christophe Chiclet – Article signé par Xavier Raufer dans Confluences – Hiver 1996 – 1997
Xavier Raufer, qui est un spécialiste reconnu des problèmes concernant le terrorisme, nous donne ici à voir, sous un angle très concret les difficultés auxquelles se heurtent les hommes et les services chargés de lutter contre tous ceux qui emploient des méthodes terroristes. II relativise, par ailleurs, la notion d’État terroriste.Comment définiriez-vous un État terroriste ?

Des auteurs ont écrit des livres de cinq cents pages pour expliquer le phénomène du terrorisme alors que cela peut s’énoncer en une phrase. La seule chose intéressante, à mon avis, ce sont les organisations et les individus qui commettent ces actes terroristes ; qu’est ce qui se passe dans leur tête, pourquoi le font-ils, quelle est leur logique, qu’est-ce qui les pousse à agir ? Telles sont les principales questions pertinentes sur ce sujet. Quant à la notion d’État terroriste, je ne crois pas qu’elle ait vraiment un sens. Il s’agit en fait de décisions politiques : ce sont les acteurs étatiques, à commencer par les Etats-Unis, qui, en fonction de leurs intérêts nationaux désignent tel ou tel État comme terroriste. Cette qualification permet de disqualifier ceux qui, étant hostiles à leur politique, ne respectent pas les règles du jeu. C’est la logique du « good guy, bad guy ». Si les intérêts changent la qualification disparaît. L’exemple de la Syrie est typique à cet égard : cet État s’est livré à de multiples manipulations terroristes au Proche-Orient, mais du jour où il a rejoint le camp des « good guys », au moment de la guerre du Golfe, on a cessé de le considérer comme terroriste même s’il a été laissé sur la liste rouge afin de permettre ultérieurement de fructueux marchandages ; à l’heure actuelle les politiques se bousculent pour aller voir Hafez El Assad alors que c’est chez lui que la technique de la destruction d’un avion en plein vol a été inventée il y a plus de vingt ans. A l’inverse, un État comme l’Irak qui avait été notamment à l’origine de la création du groupe d’Abou Nidal mais qui depuis la fin des années 70 semblait avoir renoncé à ce type de pratiques, est resté en premier ligne sur la liste des États terroristes parce que Saddam Hussein gêne beaucoup les Etats-Unis. La technique consiste à le diaboliser auprès des opinions publiques occidentales pour pouvoir mieux le frapper ensuite. On a procédé de la même façon avec des hommes comme Noriega ou Khadafi. Loin de moi l’idée de penser que ces individus soient des petits saints car ils ont accompli des actes très graves, dans le cas de Khadafi notamment, mais ils ont été surtout victimes du fait qu’ils ne comprenaient pas bien les nouvelles règles du jeu mondial. Ces nouvelles règles du jeu mondial, imposées par le paradigme de la communication qu’est CNN, exigent notamment qu’il n’y ait pas de sujet de plus de trois minutes. Il faut donc faire très simple : noir et blanc, « good guy et bad guy ».

Cela dit ces actes terroristes sont une réalité et la question de savoir comment ils ont été décidés par ces États est très complexe. Qu’est ce qui peut se passer dans la tête de ces gens-là ? Comment les rapports s’opèrent-ils dans une société aussi courtisane qu’une dictature ? Je ne sais pas. Ces actes sont-ils exécutés par un rouage de l’appareil d’État comme les services secrets ou sont-ils sous-traités à tel ou tel groupe en échange d’une valise de dollars ? Où sont vraiment les responsabilités ? Et que signifie même la notion d’État dans des pays comme la Libye ; au-delà du pouvoir de la tribu Khadafi, je me demande s’il existe bien un État libyen comme il y a un État en France avec le Conseil d’État, le Conseil constitutionnel, les Chambres… Au fond on ignore presque tout du fonctionnement réel des ces systèmes, a fortiori dans des domaines aussi secrets que ceux dont nous parlons.

Pour toutes ces raisons, je ne crois pas à la pertinence du concept d’État terroriste. II y a États totalitaires, comme la Corée du Nord, et la qualification totalitaire suffit ; inutile d’en rajouter. L’État totalitaire ne peut être que poussé à accomplir des actes illégaux, donc aussi des actes de terrorisme ; les actes de terrorisme les plus graves étant d’ailleurs dirigés contre sa propre population.

Dans le cas d’un État comme l’Iran où existe, avec l’Empire perse, une tradition étatique bien plus ancienne que la nôtre, il s’agit d’un pouvoir d’une nature très spécifique : un pouvoir chi’ite et donc ésotérique. Je connais des gens, ayant rang de ministres, (qui ne sont pas des Français) qui ont négocié des affaires graves avec eux. Ils sont arrivés dans une pièce où se trouvaient douze mollahs avec des turbans noirs ou blancs – seul élément qui permettait de les différencier – qui les ont traités avec la plus extrême dureté en proférant des menaces au cours de négociations interminables et épuisantes où on discutait pied à pied et virgule par virgule. A la fin, au moment où on pouvait croire l’accord en vue, arrivait un treizième mollah qui remettait tout en question. Jamais ces officiels n’ont su vraiment à qui ils avaient à faire dans la hiérarchie religieuse chiite. Cette histoire rappelle la boutade bien connue de l’ambassadeur de l’Union soviétique qui, s’arrêtant devant la Maison blanche pour aller négocier avec le président des Etats-Unis, entend son chauffeur lui dire : « tu fais bien comme on l’a décidé sinon je dis tout au jardinier ». C’était cela la véritable hiérarchie secrète des pouvoirs : le jardinier, qui appartenait au KGB, s’imposait au diplomate officiel. C’est sans doute la même chose en Iran. Qui prend vraiment les décisions ? D’où vient l’ordre de commettre tel acte, par exemple de tuer des gens à l’étranger ; à l’heure actuelle, les juges qui sont sur ce type d’affaires l’ignorent encore.

On n’a aucune idée de la chaîne des responsabilités qui prévaut dans ces pays à la différence d’un pays comme la France où, par exemple, quand il y a eu un acte terroriste, entraînant mort d’homme, comme dans l’affaire du Rainbow Warrior, on l’a vu très clairement ; c’était un acte d’État puisque le ministre de la Défense était impliqué par le biais d’un service qui dépendait de lui, fonctionnellement et hiérarchiquement.

A l’époque des attentats de l’automne 1986, on avait le sentiment que le pouvoir iranien, je ne dis pas l’État, était impliqué au plus haut niveau. Et l’ambassade iranienne à Paris a fait l’objet d’une surveillance particulièrement intense… Comment les choses se sont-elles déroulées ?

Un beau jour, un haut fonctionnaire français qui prenait un café dans un hôtel est interpellé par un diplomate iranien qui lui dit : « je suis bien content de vous voir parce qu’il faut que je vous parle de nos soucis. Nous n’oublierons jamais l’hospitalité que vous avez accordée à notre Ayatollah Khomeiny, d’ailleurs une des plus grandes avenues de Téhéran s’appelle maintenant l’avenue Neauphle-le-Château et la langue étrangère la plus appréciée dans nos lycées est le français… Mais que vous aidiez l’Irak comme vous le faites – tout pour eux, rien pour nous – n’est pas bien compris ; pas par nous car nous sommes un grand pays et on ne vous en veut pas, mais par la communauté chi’ite du Laban. Ils ne sont pas très nombreux mais ils sont cernés par les Israéliens d’un côté et les Syriens de l’autre et ils ne comprennent pas cette partialité. Jusqu’à présent on a réussi à les retenir, mais cela ne va pas durer et un jour quelque chose va arriver chez vous. Alors il faudrait que vous nous aidiez à vous aider. Avec un geste, pas grand chose, par exemple quelques milliers d’obus »… Trois semaines après, un attentat a lieu en plein Paris ; puis le personnage iranien reprend contact pour dire combien il est navré mais qu’il avait prévenu… Les gens qui ont été soumis à ce genre de discours soulignent qu’à la fin de la conversation on est obligé de dire merci tellement c’est fait habilement ! Et c’était cela la « négociation ». Les Français avaient en face d’eux non pas des gens qui menaçaient de continuer à poser des bombes s’ils n’obtenaient pas gain de cause mais des gens qui semblaient vouloir rendre service… En plus, les Perses sont des hommes très subtils qui ont le sens de la nuance et du quart de ton. Si vous enregistrez les propos de l’individu, rien ne permet de l’incriminer puisqu’il apparaît comme plein de bonne volonté. Il veut rendre service, il est désolé de ce qui se passe et de ce qui va se passer. Aujourd’hui, plusieurs années après, on ne sait toujours pas bien qui, au sommet de l’État iranien, a décidé de faire poser ces bombes à Paris.

Il semble que, depuis quelques années, il n’y ait plus d’actions de celte nature. Cela signifie-t-il que l’époque de ce type de terrorisme est révolue ?

Il y avait un terrorisme très caractéristique de la guerre froide et de la période de rivalité entre les deux superpuissances ; ce terrorisme était associé à des groupes palestiniens, comme celui d’Abou Nidal, ou arméniens ; il entrait dans le cadre d’un jeu très classique, connu depuis l’Antiquité, qui consiste à bien distinguer la stratégie directe de la stratégie indirecte. La première est frontale comme à Verdun en 1915, la seconde renvoie à tous les coups de Jarnac possibles. Dans un monde très surveillé comme l’était le bassin méditerranéen en raison de sa situation géopolitique, le moindre mouvement de troupes pouvait être aussitôt contré par l’une ou l’autre puissance. Ainsi, par exemple, la Syrie qui était un client de l’Union soviétique ne pouvait rien faire de décisif si cela risquait d’entraîner une réaction américaine. Moscou aurait refusé de se laisser entraîner dans une escalade de ce genre. Dans de telles conditions, les petits États ou même les États moyens ne peuvent avoir recours qu’à la stratégie indirecte et donc parfois au terrorisme. Ceux qui ont décidé des attentats de 1986 à Paris étaient assez sûrs de leur impunité car ils savaient que les Européens qui ont le sens du droit n’iraient pas, sur un simple soupçon, les bombarder. D’où l’utilité, pour eux, de la stratégie indirecte y compris seulement pour se venger. Il est, en effet, vraisemblable qu’un certain nombre d’actes, comme les explosions d’avions en plein vol, n’aient eu aucune signification particulière ; il n’y avait aucun message à faire passer, mais plutôt une vengeance à assouvir.

Depuis la chute du mur de Berlin, les configurations ont changé. Hafez el Assad en a rapidement tiré les conclusions. Saddam Hussein aussi dans une certaine mesure. Comme d’habitude Khadafi qui est un peu perdu dans ses rêves n’a pas vu le virage arriver, et il a sans doute continué à jouer à des petits jeux terroristes, désormais hors de saison.. Mais, dans l’ensemble, les principaux actes de terrorisme liés à un moment ou à un autre à un segment d’un appareil d’Etat remontent à la guerre froide, avant septembre 1989. La destruction en vol de l’avion de la TWA en août 1996 n’était pas du tout un attentat commandité par un État du Moyen-Orient. D’après les premiers éléments de l’enquête qui ne sont pas encore divulgués, il s’est produit une explosion catastrophique à l’intérieur de l’avion, causée par une défaillance brutale d’une des pompes du réservoir central. Donc un accident mais pas un attentat. A la Bourse comme dans la vie, la plus sûre manière de se ruiner c’est de prolonger les courbes. Derrière la bombe d’Oklahoma City, on a vu le Djihad islamique, derrière l’explosion du vol 800 de la TWA on a vu Abou Nidal ou quelqu’un comme lui. n fait, c’est faux. Tout ceci n’existe plus depuis la fin de la guerre froide. De nouvelles formes de terrorisme apparaissent mais le terrorisme de la guerre froide lui, s’enfonce dans les brumes de l’Histoire.

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