• Tentatives de contrôle général à distance (flotte & aviation militaire) du narcotrafic (“pêche au chalut”). Un échec catastrophique selon le Conseil National de Sécurité de Bill Clinton et le ministre US de la Justice. Le déploiement au large des Caraïbes de bâtiments des douanes, des garde-côtes et de la Navy (mer); plus de 25 Awacs - adaptés à la détection d’avions de tourisme [coût : $ 180 millions (990 millions de f. 93) pièce], de ballons détecteurs, etc. Résultat : pas un gramme de cocaïne en moins aux Etats-Unis en 1994 (preuve : la coke reste très pure et son prix de détail ne remonte pas) et $ 1 milliard dépensé en 1992 - 93 (± 5,5 milliards de f. 93). Seule évolution perceptible : les grosses livraisons se font plus par voie terrestre ou maritime, et moins par voie aérienne.
• Tentatives de blocage des stupéfiants à l’entrée du territoire américain. Inutile : même si le dispositif permettait de saisir, disons 40% de la cocaïne infiltrée dans le pays, au lieu de ± 15/20% aujourd’hui, l’effet serait nul au niveau de la rue. Un modèle économétrique élaboré en février 1984 par la RAND et régulièrement révisé depuis lors, montre que le doublement des saisies ferait grimper le prix de détail de la coke de ... 3 à 4%. Et l’héroïne ? Songeons à la consommation annuelle d’héroïne pure du pays : ± 20 tonnes. Le contenu d’un seul poids-lourd, ou d’une vingtaine de camionnettes. Pas même une aiguille, mais un fétu dans une meule de foin : plus de 70 millions de camions passent chaque année aux seules frontières terrestres des Etats-Unis...
• Tentatives d’éradication des plantations et d’interdiction
de la manufacture des stupéfiants dans les pays producteurs. Impraticable.
L’administration Clinton a fini par s’en apercevoir. Ce poste représentait
$ 148 millions (814 millions de f.) en 1993 et passe à $ 100 millions
(550 millions de f.) cette année. Songeons d’abord à ces
pays fragiles, où l’Etat ne s’est jamais imposé, où
la narco-économie produit plus que l’économie nationale;
où les revenus - et l’armement - des narcos dépassent ceux
du gouvernement. Pour ces pays, le raz-de-marée des narcodollars
est une sorte d’excroissance géante de l’aide américaine
au développement. Tarir le narcotrafic en Birmanie, au Laos, en
Colombie, au Pérou, en Bolivie signifierait injecter de façon
massive et durable des milliards de dollars, pour maintenir ces pays à
flot. Même un producteur de pétrole comme le Venezuela résisterait
mal au choc du sevrage et s’effondrerait économiquement. Songeons
maintenant aux paysans. Planter, récolter, raffiner, emballer, transporter
et vendre en gros un produit comme le sucre de canne ou le café
rapporte des misères. Et la coca ou le pavot, des dizaines de milliers
de dollars par an. En 1993, $ 1,5 (8, 25 f. 93) le kilo de sucre en gros
à New York. Et $ 50 000 (275 000 f. 93)le kilo de “mexicaine” de
mauvaise qualité. Vous hésiteriez, vous, à leur place
?
L’éradication. Les 20 t. d’héroïne pure consommées
par an aux Etats-Unis se fabriquent avec 15 385 hectares de pavot, soit
1538, 5 Km2 . Une superficie plus réduite que celle de l’île
de la Guadeloupe (1760 Km2). Or le pavot est une plante robuste, peu exigeante,
ne demandant aucun investissement agricole lourd. En cas d’éradication
d’une parcelle - ou de boom du marché - le monde regorge de surfaces
idoines - et inaccessibles. Celles-ci peuvent donc être multipliées
par 10 ou 100 sans l’ombre d’un problème. Dans la seule Colombie,
5 millions d’hectares conviennent à la culture du pavot. Ainsi que
40% des terres arables de l’ex-URSS... Calculons : les plantations de pavot
repérées au monde en 1993 couvrent ± 233 000 hectares.
Admettons qu’on ignore l’existence de 20% des plantations et qu’il y ait
aujourd’hui 280 000 ha. de pavot à opium dans le monde.
Cela représente 28 000 Km2, moins que la superficie de la Belgique
(30 150 Km2)...
Imaginons maintenant que toutes les plantations de pavot et de coca
du monde aient été napalmées. La production passerait
illico aux narcotiques de synthèse, comme le “Fentanyl”, bien connu
dans l’ex-bloc de l’Est et dont 2 grammes donnent des centaines d’injections
intraveineuses. Mal connu des toxicomanes, le Fentanyl a provoqué
126 surdoses fatales aux Etats-Unis en 1989-90. Aujourd’hui, on en trouve
en ampoules à moins de 10 f. pièce dans les grandes villes
de Russie. Et réprimer le trafic des stupéfiants de synthèse
relève de la tâche de titan : un Etat de droit n’interdit
en effet que des produits chimiques spécifiques. Une substance narcotique,
même mortellement dangereuse, mais dont la formule diffère
d’une seule molécule de celle prohibée, doit subir ex nihilo
un nouveau processus d’interdiction...
• Tentatives d’éliminations des “rois de la drogue”. Résultat néant. Entre décembre 1993 et janvier 1994, trois des “gros bonnets” de la planète ont été mis hors d’état de nuire : 2 décembre, Pablo Escobar, colombien (définitivement...); 25 décembre, Domingo “Meco” Dominguez, bolivien, incarcéré; début janvier Demetrio Chavez Penaherrera “el Vaticano”, péruvien, incarcéré. Septembre 1994 : pas un gramme de cocaïne en moins aux Etats-Unis...
• Tentatives non-ciblées de bloquer l’argent de la drogue.
En 1992, le gouvernement Colombie a taxé à 10% les dépôts
de devises étrangères dans les banques du pays, autorisés
par ailleurs à augmenter de 30% les frais de traitement de ces devises.
L’argent est immédiatement parti au Venezuela et 18 mois plus tard
on estime que plus de 14 milliards de narcodollars (77 milliards de f.
93) y sont déposés. Aujourd’hui, la bourse de Caracas est
transformée en blanchisseuse géante et le traitement de l’argent
noir rapporte plus au pays que son pétrole...
La “pêche au chalut” des narco-dollars est tout aussi impraticable
dans le domaine financier “offshore”. Hier encore marginal et sulfureux,
l’offshore est désormais un acteur majeur de l’économie mondiale
: $ 61 milliards déposés en 1986, $ 300 milliards en décembre
1993, $ 341 milliards en juin 1994. Rechercher à l’aveuglette l’argent
du crime dans ces structures à dessein totalement fluides est impossible.
D’autant que certaines sociétés de service de l’ “autoroute
informatique” vous permettent aujourd’hui de créer des société
offshore en ligne, clé en main, depuis le confort de votre bureau,
sans mettre les pieds à Cayman ou à Panama, pour quelques
milliers de francs...
IDENTIFIER ET ANEANTIR LES NARCO-MONOPOLES
Alors tout laisser filer ? Déclarer l’armistice et tout légaliser
? C’est une voie possible. Mais jusqu’à ce jour, ceux qui s’y sont
engagés l’ont amèrement regretté. Il est en revanche
une autre stratégie, elle praticable : l’anéantissement systématique,
dans le respect des lois, des structures qui monopolisent le narcotrafic.
Il y a là-dessus unanimité des plus grands experts. Les
entités qui contrôlent l’essentiel de la production et du
négoce (gros et demi-gros) mondial des stupéfiants sont peu
nombreuses et correctement identifiées. Cartels colombien pour la
cocaïne; Triades de Hongkong, Taïwan et Chine populaire pour
l’héroïne du Triangle d’Or; Organisations Criminelles Transationales
italiennes et turco-kurdes pour celle du Croissant d’Or. En Avril 1994,
le secrétaire général d’Interpol, Raymond Kendall,
déclare au Figaro “Le narcotrafic est entre les mains du crime organisé.
Mafia pour la filière italienne, triades pour la filière
chinoise, Yakusas au japon. Interpol gère un fichier de 250 000
grands malfaiteurs. 200 000 d’entre eux sont liés au narcotrafic”.
Ces entités sont le vecteur stratégique essentiel au narcotrafic
mondial. Elles lui sont absolument indispensables en ce qu’elles relient
le secteur agricole, souvent contrôlé par les guérillas
dégénérées et les protagonistes des guerres
tribales, à la distribution finale, elle assurée par les
gangs urbains dans les rues des métropoles du monde développé.
Aujourd’hui, la grande criminalité organisée a entrepris
la fusion du trafic illicite des stupéfiants, des armes et des migrants
clandestins et, rapprochant et renforçant ainsi chacun de ses centres
de profit, sera demain plus puissante encore. Tant que les Etats développés
n’auront pas conscience de cette réalité, tant qu’ils considéreront
ces entités criminelles transnationales comme un aimable objet de
folklore, le narcotrafic prospérera. Le jour où ils seront
convaincus qu’ils ont affaire à des parasites mortels, devant être
structurellement anéantis, commencera une lutte longue et difficile.
Car ces entités brassent chaque année de 30 à 50 milliards
de dollars (165 à 275 milliards de f. 93), en recyclent sans doute
la moitié dans l’économie mondiale et contrôlent des
patrimoines financiers et immobiliers pharaoniques. Et n’hésitent
ni à tuer, ni à corrompre. Mais si ce combat est correctement
mené, le narcotrafic finira par régresser sous le seuil de
la menace stratégique. Alors, et alors uniquement, le traitement
social et médical de la toxicomanie pourra donner toute la mesure
de son efficacité.