Chaque année, une direction du Département d’Etat américain
(International narcotic matters) publie un important volume sur ce qu’il
sait du narcotrafic mondial. On y lit en exergue cet avertissement : “Gardons
à l’esprit que les chiffres donnés ci-dessous sont théoriques.
Ce sont des estimations de productions potentielles qui seraient réalisées
si - et seulement si - toutes les plantes narcotiques récoltées
étaient ensuite transformées en stupéfiants. Comme
nos estimations n’intègrent pas les pertes en cours de fabrication,
les productions réelles sont sans doute inférieures aux chiffres
donnés ci-après, qui ne sont que de simple indications sur
une échelle statistique”. Principale consommatrice de stupéfiants
au monde et de loin, l’Amérique a pour l’instant la cocaïne
comme souci N°1. Et les pays qui la produisent se trouvent pour ainsi
dire dans sa basse-cour, au nord de l’Amérique latine : Colombie,
etc. Et cependant : “il y a d’énormes lacunes dans ce que notre
gouvernement sait de ces organisations [les cartels]. Qui plus est, il
fait rarement bon usage des informations fournies par nos policiers et
agents de renseignement” . Même son de cloche en France : “Un
haut degré d’incertitude entoure les chiffres de production et de
trafic des stupéfiants. Les productions nationales sont estimées
à partir de la photographie aérienne des surfaces cultivées
- technique imparfaite. Aux superficies sont appliquées des hypothèses
de rendement pour aboutir à des évaluations de productions
agricoles - rendements très variables. A leur tour, celles-ci se
voient appliquer des coefficients techniques de transformation pour estimer
les quantités de produits finaux purs - coefficients très
variables. On sait également que l’héroïne et la cocaïne
pures sont mélangées pour n’être fournies au consommateur
qu’à des taux de dilution très variables. On opère
donc une superposition de quatre estimations successives, chacune soumise
à une forte incertitude. Cela rend le résultat final très
aléatoire; mais il constitue une indication” . Ainsi, l’ignorance
du narcotrafic réel est admise et constitue une sorte de secret
de Polichinelle pour happy few.
Une ignorance totale
En 1993, le document le plus complet existant au monde en matière
de stupéfiants (International Narcotic Matters, Département
d’Etat américain) n’a pas fourni la moindre donnée sur la
production d’opium/héroïne dans les pays suivants, où
la culture et l’usage du pavot sont pourtant traditionnels : Asie centrale
ex-soviétique dans son ensemble, Russie, Etats baltes ex-soviétiques,
Iran, Cambodge, Vietnam, Chine (Yunnan). Rien non plus sur les plantations
de pavot, repérées par des témoins quoique récentes,
au Pérou et en Equateur. Rien enfin sur des plantations de coca,
elles aussi récentes, dans l’Amazonie brésilienne.
Comment s’y prend-on aujourd’hui pour savoir ?
On procède par triangulation.
• D’abord on essaie d’évaluer la production mondiale - l’offre
: calcul du nombre d’hectares d’une plante donnée (coca, pavot)
- détermination du résultat (fréquence et productivité
moyenne des récoltes, etc.) - application d’un coefficient réducteur
(impuretés, pertes) - transformation de la matière première
- estimation de la valeur marchande en gros, à l’exportation. La
méthode est très aléatoire : on ignore aujourd’hui
d’immenses zones de production potentielles (voir plus haut) ainsi que
l’essentiel des coûts de transport et d’achat des matières
premières chimiques. Et personne ne sait, bien entendu, combien
de laboratoires “tournent” au cours d’une année donnée.
• Ensuite on tente d’estimer les besoins des consommateurs - la demande
: évaluation des besoins annuels d’un toxicomane (fréquence
de l’usage, doses consommées, pureté du produit) - multiplication
par X toxicomanes dans un pays donné (extrapolations à partir
de sources policières et de santé publique) = demande annuelle
dudit pays. Fiabilité également faible (voir plus loin, p
11)
• Enfin, on applique un coefficient multiplicateur aux saisies opérées
: suivant une idée reçue qui veut qu’on saisit X% (5 ? 10
? 20 ?) de la production des stupéfiants, on obtient ainsi, par
hypothèse, la production mondiale. Vraiment ? Non : voir le chapitre
suivant.
Difficultés supplémentaires
• Observation : parfaite pour les grandes plantations et les grands
laboratoires, la détection par satellite est totalement inadaptée
aux petites parcelles et aux mini-labos dispersés en brousse. Et
parfaitement inopérante pour des labos, même grands, situés
dans des bidonvilles de métropoles du tiers-monde.
• Agriculture : comment connaître la fertilité d’un sol
? la variété d’une plante, dont dépend le taux d’alcaloïdes
qu’elle contient ? Comment avoir des données climatiques régulières;
des information sur la maturité d’une plantation donnée et
les maladies qui éventuellement l’affectent, les techniques agricoles
utilisées, les pertes au moment de la récolte ? Là,
l’observation par satellite est de bien peu d’utilité.
• transformation : comment se tenir informé de l’évolution
des techniques de stockage et de conservation de la matière première
(feuilles séchées de coca, opium) ? Des protocoles chimiques
utilisé par tel labo, de sa taille et de sa sophistication ?
Ces questions ne sont pas gratuites. Dans la zone grise d’Amérique
latine, par exemple, les choses ont évolué très vite
depuis trois ans :
Les fermiers se sont substitués aux chimistes pour le premier
stade de production de la cocaïne (pâte base),
Le savoir-faire s’étant répandu, il y a plus de chimistes
et de ce fait, leurs salaires ont baissé. Ces derniers maîtrisent
désormais des techniques élaborées de recyclage et
ré-utilisation des produits chimiques nécessaires à
la chimie de la cocaïne. En Bolivie, disent des sources locales, ces
progrès permettent de produire deux fois plus de cocaïne avec
deux fois moins de feuilles...
Une précédente phase d’évolution avait conduit
la Drug Enforcement Agency (DEA) américaine à modifier ses
tables de calcul dès 1989. Jusqu’en 1988 elle estimait que les 193
916 hectares (connus) plantés en cocaïer en Amérique
latine pouvaient donner 454 tonnes de cocaïne pure. En 1989, la capture
de plusieurs labos et l’analyse de leur productivité amène
la révision suivante. Les 193 916 hectares ont bien fourni 227 055
tonnes de feuilles séchées - là, pas de changement.
Mais une technologie plus élaborée que la DEA ne l’imaginait
permet aux labos de tirer 1 kilo de pâte-base de 132 kilos de feuilles
- et non pas 200 à 350 kilos, comme on le croyait - et donc de produire
1720 tonnes de pâte base. A raison de 2,5 k de celle-ci pour I kilo
de cocaïne, ce sont 688 tonnes de cocaïne - et non pas 454 -
que les narcos ont pu manufacturer en 1988...
• Transport : là aussi, des transformations ont brouillé
les modes habituels de calcul. Les cartels ont créé des sociétés
de fret spécialisées, hautement professionnelles; et les
“indépendants”, pilotant le plus souvent des avions de tourisme,
sont désormais payés, non plus en dollars, mais en pâte-base
ou en cocaïne et sont ainsi associés à la chaîne
de production et d’exportation du cartel.
• Habillages politiques : il est bien connu que les organismes répressifs
des pays développés font évoluer leurs statistiques
autant en fonction de leurs besoins propres (coup de pub’ = baisse; menace
budgétaires = hausse) que de la réalité du narcotrafic,
qu’ils essaient de cerner grâce aux méthodes dépeintes
ci-dessus. D’où de considérables différences d’appréciation
entre “boutiques”. Ainsi en 1991, la DEA estime à 380 tonnes la
production mondiale d’héroïne et Interpol, à 460 tonnes...
Même situation dans le domaine des saisies, comme on le verra plus
bas. Au total, un flou tel qu’en 1988, l’ONU pouvait donner pour la production
d’opium une fourchette de 2433/3308 tonnes, mais déclarait prudemment
que la récolte pouvait fort bien avoir atteint les 5000 tonnes sans
que nul n’en sache rien.
En France, ignorance de la demande
Combien y a-t-il de toxicomanes en France et que consomment-ils ? Nul n’en sait rien. C’est ce que déclare au Figaro, en mai 1994, Françoise Facy, épidémiologue à l‘Inserm et éminente spécialiste: “Quand j’ai commencé à m’intéresser à ce problème, voici dix ans, on disait qu’il y avait 90 000 héroïnomanes. personne ne savait d’où venait ce chiffre, même ceux qui le faisaient circuler. Deux ans plus tard on a dit qu’ils étaient 100 000 et encore plus tard 120 000. Personne ne connaît en réalité leur nombre exact”. C’est que les études épidémiologiques sur les toxicomanes posent des problèmes énormes. D’abord : qu’est-ce qu’un drogué ? Une personne qui use de substances illicites ? Ou seulement celle qui est en état de pharmaco-dépendance ? Cela, plus les symptômes peu clairs, la quasi-clandestinité de populations toxicomanes elles-mêmes instables et mouvantes et leur réticence au fichage, font de l’évaluation de cette population un vrai casse-tête. On ignore même le taux de mortalité réellement dû à la toxicomanie !