PERSPECTIVES
 
“Les peuples des Balkans ont du mal à comprendre les grands discours sur l’aspect intolérable de l’usage de la force pour modifier les frontières : jamais, au cours de leur histoire, ils ne les ont vu changer autrement.”
                                            (Henry Kissinger, Int. Herald Tribune, 21/9/92)

“Un train, avertit le célèbre panneau de nos gares campagnardes, peut en cacher un autre”. Rien de plus juste que cet aphorisme ferroviaire. Car pendant que, secouée d'horreur et de dégoût, l'Europe entière regarde à la télévision ces massacres, ces bombardements et ces tueries qui font l'actualité “yougoslave”, un génocide s'est perpétré sous nos yeux, dans un silence coupable qu'il convient de dénoncer ici. En effet, une espèce naguère proliférante, envahissante même et dotée d'une formidable capacité vocale, a totalement disparu. Il s'agit des contempteurs de l'exclusion sous toute ses formes; des apôtres du métissage généralisé et du brassage des cultures. Où sont-ils passés ? Où sont les manifestations sous la banderole “La Yougoslavie, c'est comme une Mobylette, ça fonctionne avec du mélange” ? Où sont les affiches “United colours of Sarajevo” ? Où sont les concerts “Rock against ethnic purification” ? Les manifestes en faveur du melting-pot de Bosnie-Herzégovine ? Rien. Pas la plus modeste pétition. Pas le moindre “pote” en Yougoslavie. Le grand silence ; celui qui, dit-on, règne dans les cimetières... Une exception toutefois, celle - humoristique - de l’écrivain israélien Meir Shalev qui propose dans l’International Herald Tribune du 31 août 1992 d’assimiler les Bosniaques à une espèce animale rare et menacée comme les lamantins, les baleines bleues ou les gorilles des montagnes, pour assurer efficacement leur sauvetage.

Plus sérieusement, la diplomatie - occidentale en général, européenne en particulier - n'a pas non plus fait la preuve de sa capacité à gérer la crise yougoslave. En public, Douglas Hurd, ministre britannique des Affaires étrangères avertit qu' ”en Europe, il ne peut y avoir de changement de frontières par la force”; mais en privé, les responsables occidentaux avouent qu'ils ne voient pas bien comment faire renoncer les Serbes à leurs conquêtes en Croatie et en Bosnie-Herzégovine. La manoeuvre, disent des Bosniaques de plus en plus amers, consiste à nous ravitailler ostensiblement tout en nous soufflant en douce d'accepter le fait accompli. Bref, à nous engraisser avant le massacre.

Pour l'opinion occidentale, l'affaire yougoslave est “une querelle dans un pays lointain, entre peuples dont nous se savons rien”, comme le disait Neville Chamberlain en 1938, à propos de la Tchécoslovaquie. Résultat : des conférences à répétition, mettant en scène des plénipotentiaires balkaniques fantoches, conclues par des trèves-mirage, que nul ne songe à observer sur le terrain(1).
Ajoutons à cela un embargo imposé à la Serbie, mais que personne ne fait respecter; tandis que, bord à bord - sommet du byzantinisme supranational - deux flottes (UEO et OTAN) font de la figuration dans l'Adriatique(2)  ...

L'ONU, pendant ce temps, vit un dilemme cornélien : participer aux évacuations de masse, c'est faire le jeu des Serbes et contribuer au nettoyage ethnique; s'y refuser, c'est laisser la population périr sous les obus. Le pouvoir russe, protecteur traditionnel des Slaves du sud orthodoxes, est-il plus efficace ? Non : partagé entre pro-occidentaux et slavophiles pro-serbes, il est, lui aussi, paralysé.

Bref : la communauté internationale est pour l'instant, d'accord sur un point, et un seul : une opération militaire de grande envergure, est exclue. Assistance humanitaire, oui, “Tempête des Balkans” : pas question. Il faut dire que cette position minimaliste a des précédents sérieux, historiques même. Voici plus d'un siècle, Bismarck considérait que “L'ensemble des Balkans ne vaut pas les os d'un seul grenadier poméranien”... Plus récemment, des experts militaires occidentaux se sont montrés très pessimistes sur les chances d'une option militaire. David Hackworth, un ancien officier supérieur de l'armée américaine, déclare : “Durant un demi-siècle, j'ai parcouru nombre de champs de bataille.
Jamais je n'ai rencontré de guerriers plus féroces que les Serbes”. Peu après, Lewis McKenzie, général canadien, ex-commandant les troupes de l'ONU à Sarajevo, renchérit : “Les nazis ont essayé de tenir la Bosnie avec trente divisions, durant la seconde Guerre mondiale, ils n'y sont pas parvenus. Il faudrait un million d'hommes pour occuper le terrain”. Avec la certitude démoralisante que les combats reprendraient à la minute où le dernier des “soldats de la paix” aurait plié bagage.
Une option plus limitée, consistant à occuper 40 km de terrain autour de Sarajevo, pour la mettre à l'abri de l'artillerie lourde serbe, tout en contrôlant un couloir terrestre Split-Sarajevo, est-elle réalisable ? Il faudrait au minimum 30 000 fantassins aguerris, répondent les experts, des troupes de montagnes de préférence; plus de l'artillerie lourde, des chars de combat et des avions de bombardement. Avec la certitude de pertes humaines sérieuses. Et ils ajoutent : il y a, à l'heure actuelle, 200 000 hommes en armes - soldats, miliciens - en Bosnie-Herzégovine. Ils évoluent sur un terrain escarpé et boisé, au contact direct de populations montagnardes soutenant chacunes leurs combattants. Impossible de faire la guerre sur ce théâtre d'opérations sans infliger de lourdes pertes aux civils.

Et le bombardement des principales positions straté-giques serbes en Bosnie-Herzégovine, accompagné d'une frappe chirurgicale sur des arsenaux et ouvrages d'art en Serbie même ? Les mortiers et les lance-roquettes multi-tubes se déplacent aisément sur des camionnettes et se dissimulent dans les sous-bois et les villages. De plus, il faudrait être prêt à faire face aux représailles : feu serbe sur les troupes de l'ONU, prises d'otages voire terrorisme sur le sol des pays européens participant aux opérations. En privé toujours, les officiels européens semblent trouver que ce jeu-là n'en vaut pas vraiment la chandelle. Quant au Chef d’Etat-Major général américain, le Général Colin Powell, il a déclaré, fin septembre 1992, qu’une présence plus réduite encore, au point d’être symbolique, type “soldats de la paix” au liban en 1982-1983, relevait purement et simplement de la foutaise. Retour à Bismarck...

Pendant ce temps-là, Slobodan Milosevitch développe et perfectionne une sorte d' ”Assimil” à l'usage des dictateurs et hommes forts du monde turbulent qui va de la Croatie à la muraille de Chine. Sa méthode a pour nom : l'anti-Saddam; et pour slogan : comment envahir son voisinage et s'en tirer sans dommages. Préalable : avoir stocké deux ou trois ans de munitions et de pièces détachées pour se jouer d'un embargo. Règle d'or, ensuite : ne pas faire la mauvaise tête; ne pas être menaçant vis à vis des instances internationales -surtout pas à la télévision. La grande gueule façon Kadhafi ? Un désastre, on l'a vu. Pas non plus de foules déchaînées hurlant devant les caméras “mort à l'Amérique” avec l'écume aux lèvres. Pas la moindre allusion à des satans, grands ou petits.
Tout accepter. Dire oui à toutes les injonctions de cessez-le-feu. Participer à toutes les conférences.
Accepter toutes leurs décisions. Se plier à tous les contrôles. Nier toutes les accusations de massacres. Répliquer par d'autres accusations portant sur d'autres massacres. Et bien entendu, poursuivre tranquillement sa besogne sur le terrain, occuper tout ce qui peut l'être - en interposant quand même quelques parois coupe-feu entre votre état-major et les commandants sur le champ de bataille -. Le nettoyage ethnique ? Rien de racial là-dedans. C'est tout simplement l'assurance de ne pas être confronté à ces difficultés sans fin que rencontrent les Israéliens dans les territoires occupés et les Russes, dans les pays baltes et ailleurs... Laisser mijoter, enfin, le temps que les occidentaux, hantés par l'idée d'un enlisement façon Vietnam ou Afghanistan, ne partent sur la pointe des pieds en camouflant leur retraite derrière un rideau de fumée humanitaire.

A court terme, cette méthode est assurée du succès(3)  ; elle risque même de séduire ceux qui se heurtent à des problèmes similaires dans la région : les Slovaques et les Roumains avec leurs minorités hongroises, par exemple. Ou encore la Russie qui compte sur son sol 125 foyers potentiels d'affrontement ethnique. Ou, plus loin encore, les dirigeants des remuantes républiques de Transcaucasie qui suivent avec fascination l’actuelle Yougoslavie et finissent par se dire que, dans ce jeu là, tous les coups sont permis et que les conquêtes réalisées ont de bonnes chances d’être définitivement conservées. Mais, à plus longue échéance, la mise en pratique de la “Méthode Milosevitch” fait courir à la Serbie d'abord, à l'ensemble des Balkans ensuite, le risque de régresser à l'état d'instabilité du siècle dernier.

La Serbie, en effet, a pu briser la faible Défense territoriale bosniaque et terroriser les populations Musulmanes au point d'en faire fuir une bonne partie. Il lui sera en revanche difficile d'empêcher une guérilla montagnarde en Bosnie-Herzégovine. En 1945, le général Serbe Draga Miha´lovitch prend le maquis avec 50 000 Tchetniks, justement dans les montagnes de Bosnie-Herzégovine.
Abandonné du monde entier, il tient tête plus d'un an -sans aide extérieure aucune- à l'énorme machine de guerre titiste, surarmée par les soviétiques. Une résistance bosniaque, soutenue par des pays et des groupes musulmans radicaux, encadrée par des “afghans” - sans oublier les quatre millions de citoyens turcs dont les grands-parents, les parents parfois, sont des Musulmans des Balkans, Bosniaques ou Pomaks, repliés sur la Turquie entre 1912 et 1948 - posera plus de problèmes encore.

Sur le terrain, mais peut-être encore plus à l'étranger. Dispersée entre la Turquie et l'Europe occidentale, une diaspora bosniaque d'un ou deux millions d'individus acceptera-t-elle toute entière de vivre passivement sa vie de réfugiée ? Non, bien sûr : Haris Silajdic, le ministre des Affaires étrangères de la République de Bosnie-Herzé-govine a déjà averti le 13 août 1992 : “Nous n'accepterons pas de devenir les Palestiniens de l'Europe”. Désespérés de l'inertie des institutions internationales, des éléments jeunes et révoltés de cette diaspora écouteront les sirènes islamistes; nombre des groupes qu'ils formeront seront manipulés par des puissances régionales. Ils recruteront ceux qui ont vu massacrer leurs parents, violer leurs mères et leurs soeurs, ceux qui n'oublieront et ne pardonneront pas. Pour ceux-là, le terrorisme ira de soi.

Si cette dynamique s'enclenche, si la violence se répand au Kossovo et à la Macédoine-Skopje, si la communauté internationale se borne à expédier des convois humanitaires, à multiplier les menaces platoniques et les propositions irréalistes, l'instabilité des Balkans est assurée pour les vingt ans qui viennent. Or, si l'être humain invente fort peu, il procède par imitation et par contagion. On l'a vu avec le terrorisme, qui s'est répandu à partir de 1968 en suivant le modèle palestinien. Et c'est pourquoi, si on n'y prend garde, si les dirigeants politiques européens ne font pas preuve d'imagination et de force, la guerre ethnique “Format yougoslave” servira - pour longtemps peut-être - de modèle aux conflits à venir.

(1) Fin septembre 1992, la conférence de la paix de Genève tourne en eau de boudin.: Haris Silajdzic (Bosnie Herzégovine), Radovan Karadzitch (Serbes de Bosnie) et Maté Baban (Croates de Bosnie) quittent la table de négociations ne laissant sur place que des sous-fifres.
(2) Les patrouilles de l’OTAN et celles de l’UEO (6 navires français, italiens, espagnols, portugais, etc.) couvrent des théâtres, et ont un commandement, différents. Point commun entre les deux.: leur impuissance. Entre le 16 juillet et la fin septembre 1992, la flottille de l’UEO a “contrôlé” 2.200 navires, par radio, sans avoir la moindre possibilité de vérifier physiquement les allégations des commandants des cargos ainsi inspecôtés. Il a semblé à l’UEO que 59 des navires ainsi platoniquement contrôlés avaient une “attitude suspecte”
(3) Au point que le premier ministre de Slovénie lui-même, Janez Drnousek -.dont on se doute qu’il n’a guère de sympathie pour Belgrade.- déclare à Washington, à la mi-septembre 1992, qu’il est trop tard pour une intervention armée de l’ONU.; que les Serbes ont atteint l’essentiel de leurs objectifs et que la seule solution désormais est une “cantonisation” de la Bosnie Herzégovine.

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