"Etudions consciencieusement la pensée militaire du Président Mao"
 
Alain Paucard (1)
 
A la charnière des années soixante-dix,nombre de jeunes occidentaux se trouvèrent fascinés par Mao Tsé Toung (aujourd'hui Mao Zedong) et sa pensée. N'ayant pas connu l'époque des combats des communistes "inféodés à Moscou", ils reportaient leurs espoirs sur la Chine de la Révolution Culturelle. Le président Mao laissait-il échapper une bulle, qu'ils la reprenaient et, mieux, la transformaient afin que leurs théories aient raison de la réalité. C'est ainsi qu'en Mai 70, Mao ayant annoncé que "dans le monde, la tendance principale, c'est la révolution", cette tendance, de "principale" devenait dans leurs écrits "générale". Reconnaissons que Mao avait le goût et le sens des formules et que s'y référer était bien excitant pour des cervelles pauvres en réflexions. "Là où le balai ne passe pas, la poussière ne s'en va pas d'elle-même" affirmait Mao : on pouvait, là dessus, pratiquement gloser à volonté.
 
Pourtant, nombre des admirateurs juvéniles de Mao furent déçus. Dans ses écrits militaires, eux qui rêvaient plaies et bosses ne trouvaient guère de conseils pratiques, de recettes, pour lancer sans attendre la lutte armée. Certes, Mao avait écrit : "une étincelle peut mettre le feu à toute la plaine" mais c'était évidemment une métaphore -même si une vague d'incendies dans le midi de la France avait pu faire croire un instant au début du grand soir. Au contraire d'un Guevara, d'un Marighella, voire d'un Blanqui -allant jusqu'à définir les dimensions optimales des pavés servant à ériger les barricades (2)- Mao, qui passait pourtant pour un spécialiste de ces questions, n'expliquait pas comment tendre une embuscade.
 
La question que se posaient ces jeunes gens était de savoir si l'on pouvait appliquer la théorie de Mao à la prise du pouvoir dans les pays développés (on ne disait pas encore industrialisés). Si leur réponse unanime fut "oui", Ils différèrent en revanche sur la méthode.
 
"Maos" et marxistes-léninistes
 
• Les maoïstes, professant que Mao avait innové, voire carrément rompu avec le stalinisme, pensaient que la lutte armée devait commencer "tout de suite"; qu'on passerait progressivement des barres de fer aux fusils et que les "zones libérées" chères à Mao étaient, chez nous, les secteurs où la police ne pourrait bientôt plus pénétrer.(3)
 
• Les marxistes-léninistes, plus traditionnels et "Staliniens", expliquaient que c'était le caractère spécifique de la pensée de Mao qui devait être pris en compte et qu'on n'échapperait pas au schéma classique avec sa phase d'insurrection armée.
Cependant, dans les manifestations, les deux tendances scandaient ensemble la célèbre pensée "le pouvoir est au bout du fusil". Lors du séminaire sur la clandestinité (voir Notes & Etudes n°1, août 1987), nous écrivions : "formule géniale (dans le sens baudelairien : le génie, c'est créer un poncif) elle désigne la cible (le pouvoir), le moyen (le fusil). Elle vaut pour la conquête comme pour la défense dudit pouvoir. Elle indique la direction (au bout) et balaie les autres moyens de conquête (pouvoir = fusil)". Si l'on en juge par ce qui s'est passé en Allemagne, en Italie ou ailleurs avec les Brigades rouges et consorts, cette pensée de Mao, appliquée de manière dogmatique, a suscité des vocations et fait débat, mais surtout conduit à des catastrophes. En revanche, on pouvait opposer à ceux qui traitaient cette pensée d'enfilade de lapalissades réductrices que la Chine était bel et bien devenue communiste grâce à -ou à cause de- Mao et que les circonstances "objectives" (l'état de déliquescence et de corruption de la société chinoise) n'expliquait pas tout, sinon bien d'autres pays seraient eux aussi devenus communistes. Pour faire la révolution en Chine -sa première tâche- et établir la loi martiale du communisme, Mao, classiquement, analyse distinctement l'universel et le spécifique. L'universel, c'est la philosophie de l'action. Prendre le pouvoir, mieux encore, le désirer, est une activité conforme à la nature humaine : tous les philosophes et politologues antérieurs à Mao le confirment. Le spécifique, ou encore le particulier, c'est la célèbre "analyse concrète d'une situation concrète".
 
Mao disciple de Sun Tze
 
Quand Mao s'inspire - sans le dissimuler - du célèbre stratège chinois Sun Tze (VI° à Vème siècle avant notre ère), il combine les deux, puisque Sun Tze définit à la fois des règles générales ("on est toujours vainqueur par les fautes des ennemis, vaincu par ses propres fautes") et des règles particulières (Cf. la constante référence, non seulement à la Chine et à son histoire, mais encore à sa philosophie, à sa culture dans son sens le plus large).
 
C'est pourquoi, il nous est apparu "politiquement juste" - comme on disait à l'époque- de reproduire le chapitre premier de "Problèmes stratégiques de la guerre révolutionnaire en Chine". Au passage, on notera un "classique" du communisme: la promesse permanente d'un monde en paix, auquel on ne parvient que grâce à une ultime guerre, la "der des der"(4). On affirme donc couramment que Mao a "appliqué" le marxisme aux conditions spécifiques de la Chine. Cela semble juste. En tout cas, comme la plupart des dirigeants communistes d'envergure, Mao est aussi capable d'opportunisme, le vrai, que d'aucuns nomment pragmatisme. L'universel, c'est aussi le marxisme, une philosophie de l'action à vocation planétaire, relayée par une pensée synthétique. Donnons deux exemples, archi-connus, justement parce qu'ils se prêtent à toutes les interprétations en qu'en même temps ils sont clairs ("contradiction apparente").
 
• Le pouvoir est au bout du fusil (voir plus haut). Ce slogan fut, pendant près de dix ans, au centre de la culture militaire des maoïstes européens.
• Le parti commande aux fusils : formule lapidaire indiquant le primat du politique sur le militaire (La guerre est une chose trop sérieuse pour être laissée aux militaires, disait, parait-il, Clémenceau). Mais la suite de la citation (in "Problèmes de la guerre et de la stratégie" (6/11/3) semble indiquer que le militaire "de base" a parfois des velléités d'indépendance : "Il est inadmissible que les fusils commandent au parti". Ces slogans sont faciles à assimiler et à répéter. A n'en pas douter, ils ont une fonction religieuse, unificatrice, à la manière d'un mantra "formule rituelle sonore, donnée par le maître à son disciple dans l'hindouisme et le bouddhisme, dont la récitation a le pouvoir de mettre en jeu l'influence spirituelle qui lui correspond" (5)
 
Le rôle du Parti
 
L'aspect spécifique de la pensée de Mao, c'est, bien sûr, qu'il lutte en Chine, à une période spécifique, mais aussi qu'il se sert d'un outil de contrôle efficace (même s'il n'est pas éternel...) : le parti communiste. Comme tous les révolutionnaires de talent -la prise du pouvoir est le seul critère pour reconnaître cette "qualité"- Mao est un opportuniste, qui applique un dicton connu : "faites ce que je vous dis, pas ce que je fais". Ce n'est donc pas des "conditions objectives" que part Mao pour conduire la lutte, mais de sa propre volonté, de son propre "subjectivisme", qui sort bien plus de sa tête que des conditions "économiques et sociales" de la Chine où, dès les années 1910, il est urgent et indispensable d'adapter la société, mais où rien ne prouve de manière "scientifique" la nécessité d'une guerre révolutionnaire.
 
L'idéologie comme arme de guerre
 
Dans la pensée militaire de Mao, l'idéologie communiste (nous disons bien idéologie, et non philosophie) a joué le rôle d'une arme de guerre. Mais de quel type de guerre s'agissait-il ? Car si la grande presse ou les "politiques" utilisent indifféremment les termes "guerre populaire", "guerre révolutionnaire", "guérilla", ces trois concepts, qui possèdent des rapports de causalité entre eux, peuvent avoir des finalités divergentes :
 
• La guérilla est une guerre de partisans, conduite parfois en Iiaison avec une armée régulière. Mais elle n'est pas nécessairement révolutionnaire (les Espagnols contre Napoléon), ou populaire (Wingate en Birmanie).
 
• Une guerre populaire est une guerre où les aspirations (mais pas forcément les intérêts) du peuple coïncident avec ceux de l'organisation militaire, mais qui ne vise pas obligatoirement à l'édification d'un régime communiste après la victoire (Ulster, Palestine).
 
• Une guerre révolutionnaire est une guerre qui applique des méthodes révolutionnaires comme fusiller les généraux incapables, par exemple).
Mais, entre ces trois concepts, Mao brouille les cartes et complique les choses : "La guerre révolutionnaire, c"est la guerre des masses populaires; on ne peut la faire qu'en mobilisant les masses, qu'en s'appuyant sur elles" (in "Soucions-nous davantage des conditions de vie des masses et portons plus d"attention à nos méthodes de travail" (27/1/1934).
 
Pour lui, guerre révolutionnaire et guerre populaire se confondent. Sa guerre révolutionnaire est à la fois militaire (évidemment) politique (bien sûr) idéologique (puisque communiste) et culturelle (plus important qu'il y parait). Mao la nomme Guerre prolongée; selon lui, elle se développe en trois étapes militaires : la guérilla, la guerre de mouvement et la guerre de position.(6)
 
La règle, c'est que la guérilla crée les conditions de la guerre de mouvement, laquelle permet de passer, par le truchement du "célèbre changement qualitatif" à la guerre de position. En fait, guerre de guérilla et guerre de mouvement peuvent se dérouler en même temps dans des endroits différents. En cela la guerre révolutionnaire dispose du don d'ubiquité.
 
Le développement de ce qui précède est parfaitement explicité dans "De la guerre prolongée" (Mai 1938) dont nous donnons deux chapitres très significatifs.
 
Et l'armement ?
 
Certains lecteurs vont s'étonner que nous puissions évoquer la guerre sans parler de l'armement. Dans sa grande sollicitude, Mao qui, rappelons-le, possède des zones "libérées" a écrit : "En créant notre propre industrie de guerre, nous devons nous garder d"être dépendants d'elle. Notre politique fondamentale est de nous appuyer sur l'industrie de guerre de l'impérialisme et de notre ennemi à l'intérieur du pays. Nous avons droit à la production des arsenaux de Londres et de Hanayang et les unités de l'ennemi se chargent du transport. Ce n'est pas une plaisanterie, c'est la vérité" (in "Problèmes stratégiques de la guerre révolutionnaire en Chine").
 
Le concept de "Front uni"
 
Mais la création géniale des communistes, idée qui n'est pas de Mao, mais vient tout droit du VIIè congrès de l'Internationale communiste, c'est l'idée du "Front uni", qu'on nomme également "Front antifasciste", "Front populaire", "Front républicain", etc. selon les latitudes. Pardon aux lecteurs, mais le Front uni est un "Trompe-couillons" qui pousse des gens aux intérêts contradictoires, voire antagonistes, à s'allier avec plus malin, plus retors qu'eux : le Parti communiste. Certes, ça ne marche pas toujours (Espagne, Grèce, etc.) mais quand ça marche -Vietnam- c'est grandiose! Tel Jean le Bon à la bataille de Poitiers, le communiste donne un coup d'épée à droite, puis a gauche. Alors que, durant la période de la révolution culturelle, Mao s'acharne sur l'opportunisme de droite ,ou "révisionnisme", dans la période révolutionnaire, il lutte essentiellement contre l'opportunisme de gauche ou "gauchisme"(7). En bonne logique, les "Communistes combattants" du genre RAF, Brigades rouges, Action directe, etc., n'eussent pas fait long feu dans les rangs de l'Armée populaire de libération. Voilà qui pourrait nous rendre Mao sympathique... Mais au fait, qu'aurait pensé le Grand timonier du Sentier Lumineux ? Débarrassé des gauchistes, Mao peut se consacrer au Front uni. Mais contre qui ? Le Front uni doit toujours l'être contre l'envahisseur, et, s'il n'y a pas d'envahisseur, on dénonce son propre ennemi "de classe" comme "valet" ou "collabo" de l'étranger.
 
Reste le concept de "culturel", qu'il convient d'expliciter. La culture dont parle Mao n'est ni celle sur laquelle dégaine Goebbels (c'est a dire la liberté d'opinion), ni celle que patronne Jack Lang (c'est à dire l'art conçu comme marchandise). Dans l'acception des communistes, la culture est plus classiquement l'ensemble des facteurs sociaux, historiques, artistiques et psychologiques qui composent l'âme d'un peuple. Ils sont très forts pour la reconnaître, la vanter, la louer, mais très vite, ils la détournent et la falsifient. Enfin -le tour est joué- ils manipulent le concept à loisir. L'éducation - ou propagande culturelle - est intimement liée à la prise du pouvoir par la lutte armée. C'est le complément indispensable du Front uni, le lavage de cerveau après le "trompecouillons" évoqué plus haut.
 
On notera que, dans ses écrits, Mao insiste particulièrement sur la défense stratégique. Cette position stratégique est inhérente a la guerre populaire prolongée. On se doute qu'au début, le guérillero doit se sentir un peu isolé... Mais ne plaisantons pas. Sitôt qu'un gouvernement en place a pris la mesure du danger représenté par une guérilla, il ne peut faire autrement que de chercher à la réduire. (Voir en annexe le chapitre VII de "Problèmes Strategiques, de la guerre de partisans contre le Japon", mai 1938).(8)
 
Mao est-il ennuyeux ?
 
Au moment de se plonger dans les textes de Mao, le lecteur craindra sans doute de se noyer dans un océan d'ennui. Qu'il se détrompe ! C'est pourquoi, pour l'aider à mieux percevoir toutes les facettes de la riche pensée du président Mao, nous reproduisons d'entrée des extraits de "La situation actuelle et nos tâches" (25/12/ 47), citations qui, nous le pensons, l'aideront utilement dans l'entreprise de nombre de ses conquêtes personnelles :
"Attaquer d'abord les forces ennemies dispersées et isolées, en ensuite les forces ennemies concentrées et puissantes( ... ) s'emparer d'abord des villes petites et moyennes et des vastes régions rurales, et ensuite des grandes villes( ... ) Une vine ou un territoire peuvent être tenus ou pris après avoir changé de mains à plusieurs reprises ( ... ) Mettre pleinement en oeuvre notre style de combat-bravoure, esprit de sacrifice, mépris de la fatigue et ténacité dans les combats continus (engagements successifs livres en un court laps de temps et sans prendre de repos ... ) Savoir mettre à profit l'intervalle entre deux campagnes pour reposer, instruire et consolider nos troupes. Les périodes de repos, d"instruction et de consolidation ne doivent pas, en général, être très longues et, autant que possible, il ne faut pas laisser le temps à l'ennemi de reprendre haleine".
 
Nanti de ces précieux conseils, le lecteur n'en abordera que mieux notre sélection des "Ecrits militaires" du président Mao.

(1) Romancier et essayiste, Alain Paucard a été, à la charnière héroïque des années 60 et 70, l'un des cadres de l'organisation Marxiste-léniniste «Ligne rouge». Sa présence a notre séminaire et dans les colonnes de « Terrorisme & Violence Politique» témoignent du fait qu'il a désormais une vision plus décontractée des rapports sociaux. Ses derniers ouvrages : «Les criminels du béton», Les Belles Let-tres, collection «Iconoclastes», juillet 1991; «Supplique a Gorbatchev pour la réhabilitation de Staline», Le Dilettante, septembre 1991.
(2) Notamment dans «Instructions pour une prise d'armes», le premier manuel de guérilla urbaine jamais écrit (sans doute en 1869), retrouve dans les manuscrits de Blanqui déposés à la Bibliothèque natio-nale. Ce texte mythique a été reprit pour la première fois dans «La Critique Sociale» de Boris Souvarine en octobre 1931. «Terrorisme & Violence Politique» en publiera des extraits significatifs dans l'un de ses prochains numéros.
(3) La référence était la Goutte d'Or pendant la guerre d'Algérie. Aujourd'hui, serait-ce le Val Fourré ?
(4) Voir « Le but de la guerre est de supprimer la guerre»
(5) In « Dictionnaire des symboles » (Robert Laffont) par Jean Chevalier & Alain Gheerbrant.
(6)  Lire à ce propos, «Les trois étapes de la guerre prolongée» et le texte suivant.
(7)  Et c'est facile à comprendre. Mao a besoin du peuple, traditionnellement réactionnaire pour la prise du pouvoir. Une fois en place, plus besoin de «flatter le populo».
(8)  On rejoint d'ailleurs là un autre syndrome communiste, celui de la «forteresse assiégée» qui permet de resserrer les rangs puisqu'«être attaqué par l'ennemi est une bonne chose».
 

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