"Zones grises": la menace
 
La version complète de cette étude, illustrée de cartes, a été publiée dans la revue "Le Débat " de janvier-février 1992; éditions Gallimard, 5, rue Sébastien-Bottin, Paris 7ème.
 
Xavier Raufer
 
Comme souvent dans les affaires graves, tout a commencé modestement, au cours de la décennie écoulée, par des articles dispersés dans les rubriques des journaux. Des drogues nouvelles, comme le crack, faisaient leur apparition en Amérique du Nord. En Europe, les saisies de narcotiques classiques comme la cocaïne passaient, mais dans une sorte d'indifférence., (du registre du kilo à celui de la tonne. Ailleurs, des échos étouffés nous parvenaient (les massacres perpétrés par des guérillas exotiques, aux noms étranges, comme le "Sentier lumineux"... Au même moment, des destinations disparaissaient furtivement des catalogues touristiques: Haut-Nil et Soudan, une bonne partie de la cordillère des Andes, le Cachemire, le Penjab, Ceylan.
 
Puis est survenu l'effondrement du bloc de l'Est, qui a facilité - en Europe tout du moins - la perception (le menaces nouvelles. Les dirigeants du vieux continent ont alors commencé, à entrevoir que les symptômes dispersés évoqués ci-dessus relevaient d’un mal commun, d'une gravité, sans précédent. Car sur d'immenses territoires, en Asie centrale (Afghanistan, nord-ouest du Pakistan, Républiques musulmanes "soviétiques", Cachemire, Xinjiang chinois) et en Amérique latine (Colombie, Equateur, Bolivie, Pérou), le pouvoir réel a changé de mains. Il est désormais exercé, par les puissances nouvelles mi-politiques, mi-criminelles, produit de la fusion progressive, ces dix dernières années, entre de richissimes cartels de producteurs de narcotiques (héroïne en Asie; cocaïne en Amérique du Sud) et des guérillas idéologiquement démobilisées par la fin du jihad contre les Soviétiques en Afghanistan et la faillite du mythe castriste en Amérique latine.
 
Pratiquant la guérilla aussi bien que la corruption, ces coalitions militaro-criminelles sont capables de frapper de loin - elles frappent déjà - les pays développés, par le terrorisme et par la drogue. Ce contrôle sans partage, par ces hybrides narco-terroristes de véritables sanctuaires - les "zones grises"(1) qui peuvent s'étendre demain à d'autres pays, à d'autres continents, représente sans doute la menace la plus grave de la décennie qui vient pour les pays occidentaux.

(1) Cette expression, qui trouve son origine dans le vocabulaire du contrôle aéronautique, fait référence aux secteurs non couverts par le balayage des radars. Dans le cas présent elle désigne des territoires échappant à tout con-trôle étatique, où sévissent une ou plusieurs formes de criminalité organisée, aux confins du «politique» (guérillas) et du «droit com-mun» (trafiquants). Dans ces zones, les nou-velles puissances mi-criminelles-mi-guerrières ont acquis progressivement des comporte-ments de type étatique : création et entretien de forces armées, politique de communication sophistiquée, négociation d'égal à égal avec des gouvernements

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