EN CONCLUSION : SINGULARITES, OMBRES, MYSTERES

Procès après procès, et dans de nombreuses interviews, la justice italienne a dessiné la silhouette du terrorisme noir italien. Selon elle, il compte trois tendances aux contours flous et qui parfois se chevauchent :

L’indéniable réalité des deux premières tendances apparaît à la lecture attentive du dossier. Les mouvements qui les rassemblaient ont-ils pour autant été les pions de la “Stratégie de la tension” et à ce titre les auteurs des grands attentats-massacres relatés plus haut ? C’est moins sûr et, à vrai dire, les accusations de certains magistrats italiens n’emportent pas la conviction.

Y a-t-il d’abord vraiment eu “Stratégie de la tension” planifiée, c’est-à-dire décidée par de mystérieux commanditaires et exécutées par les groupes néo-fascistes radicaux, entre 1969 et 1974, selon un partage des r»les type “la tête et les jambes” ? Les listes d’attentats attribués aux néo-fascistes, publiées chaque année par les autorités italiennes, ne le démontrent pas :
 
 

Année Nombre d'attentats Année Nombre d'attentats
1969 
1970 
1971 
1972 
1973 
1974
16 

16 
15 
27 
43
1975 
1976 
1977 
1978 
1979 
1980
14 
10 
43 
78 
146 
72
Total général 1969/1980 : 482 attentats

Dans les années de la “Stratégie de la tension”, soit de 1969 à 1974, il y a eu 119 attentats, soit un peu moins de 20 par an. Ce nombre va-t-il diminuer de façon sensible à partir de 1975, quant la dite “stratégie” n’est plus, selon ses théoriciens, à l’ordre du jour ? C’est exactement le contraire qui se produit : on compte 291 attentats entre 1975 et 1979, soit plus de 58 par an ! En 1980, année où la “stratégie de la tension” fait à nouveau parler d’elle, il y a 72 attentats : moins de la moitié que l’année précédente (146), censée s’inscrire, elle, dans une période de calme.

Comment les mystérieux commanditaires s’y sont-ils pris pour que le nombre d’attentats soit quasiment multiplié par trois après l’abandon de leur fameuse stratégie ? Une confusion entre le frein et l’accélérateur ? En tout cas, l’idée d’une stratégie planifiée et méthodique ne ressort pas du seul élément indubitable du dossier : la nomenclature détaillée des attentats, étant entendu qu’on peut inventer à peu près tout; dissimuler ce que l’on veut sauf des attentats à la bombe et des meurtres spectaculaires...

Les attentats-massacres, ensuite : pour que leurs mobiles soient révélés, pour que soient condamnés exécutants et commanditaires, la justice italienne a mobilisé un appareil d’une ampleur peut-être sans précédent dans un Etat de Droit : procès par dizaines; enquêtes s’étendant sur plus de vingt ans; audiences par milliers; dossiers de plusieurs centaines de milliers de pages. Les tribunaux de Bari, de Bologne, de Brescia, de Catanzaro, de Florence, de Milan, de Palerme, de Rome sont saisis tour à tour; en première instance puis en appel; les juges travaillant sous le contr»le du Conseil supérieur de la magistrature. Total : une cascade de non-lieux et d’acquittements -que des acquittements, d’ailleurs, en appel, pour l’attentat de la Piazza Fontana à Milan, pour celui de la piazza della Loggia à Brescia, pour les massacres ferroviaires. Motif uniforme : absence de preuves tangibles.

Ces preuves permettant d’accabler des néo-fascistes, l’ensemble de la magistrature italienne -où l’influence du parti communiste reste forte- aurait-il décidé de les négliger, voire de les détruire, dans le cadre d’une conspiration aux dimensions babyloniennes ? Peu vraisemblable.

Et les militants néo-fascistes -dont on a vu l’activité terroriste ciblée, celles des NAR, par exemple, émaillée de bavures et de maladresses-, seraient-ils devenus les rois du crime parfait, capables d’escamoter jusqu’au dernier indice de leur passage, au fait qu’ils agissaient dans le cadre de la “Stratégie de la tension” ? Difficile à croire. D’autant plus qu’aucun -pas un seul- des néo-fascistes mis en cause dans les affaires d’attentats-massacres n’a jamais revendiqué un acte de cette sorte; ni même admis d’y avoir participé. Ce dans un pays où même les plus durs se sont “repentis” : la direction stratégique des Brigades rouges, par exemple.
Mais qui, alors, a commis ces attentats-massacres, eux, tristement réels ?

L’état actuel du dossier condamne aux hypothèses. La moins invraisemblable : un centre de pouvoir -indigène- clandestin, du type Loge P.2 ou service secret dévoyé manipulant, non les appareils néo-fascistes eux-mêmes, mais leurs éléments marginaux, de ces personnages faibles, confus; mythomanes ou illuminés; conspirateurs maladifs qui rodent toujours autour des mouvements extrémistes. Ces massacres s’accomplissant, dans le cadre d’obscurs jeux de pouvoir où crime, corruption et politique se mêlent inextricablement. Un jour, nous saurons peut-être qui a fait commettre ces crimes affreux, et pourquoi. La solution sera sans doute plus simple que toutes les constructions hypothético-paranoïaques échafaudées ces vingt dernières années. Mais ce que l’on voit permet déjà de supposer des motifs à la fois absurdes, enfantins et consternants.
 

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