PAGES D’HISTOIRE : LES ATTENTATS ANARCHISTES DES ANNEES 1890 VUS PAR UN (GRAND) BOURGEOIS PARISIEN.

"Journal des Goncourt, mémoires de la vie Littéraire."
Robert Laffont/Bouquins, 1989, Tome III 1887-1896.

1892 Mardi 26 avril

Les anarchistes : des adversaires politiques ? Allons donc ! Ces gens dont les moyens d’arriver sont l’assassinat et le vol ... Ils doivent être considérés comme des voleurs et des assassins.

Mercredi 27 avril

Ah ! les lâches que ces jurés de Ravachol ! Ah! le misérable coyon que ce président Guez ! Oui, si l’état de siège n’est pas proclamé un de ces jours et si ces gredins ne sont pas jugés par des commissions militaires, la vieille société peut faire ses paquets, et elle est foutue, foutue!... Et dans de pareils moments, cette Chambre absente et ce Carnot ne la convoquant et ne la forçant pas à prendre des mesures de salut public (1)!

Ce soir, Straus disait qu’il y avait cinq jurés qui avaient voté la mort, dont deux étaient si indignés du vote de leurs autres collègues qu’ils ne voulaient pas rentrer dans la salle d’audience.

1892 Vendredi 6 mai

Je lis dans l’EN DEHORS un article en faveur de Ravachol, par cet homme de talent qu’est Mirbeau. C’est embêtant... Et penser que ces partisans de l’anarchismes et du régime égalitaire que ça doit amener, Mirbeau comme le bon Scholl, sont des messieurs à qui il faut pour vivre et la femme et le boire et le manger cotés dans les plus hauts prix, des messieurs qui dépensent une soixantaine de mille francs par an : je pense à ces messieurs soumis au régime des jouissances à bon marché de l’anarchie régnante.

1892 Vendredi 22 juillet

L’anarchie aura une grande force, elle verra venir à elle toutes les déséquilibrées, les folles, les hystériques qu’a eues, dans le principe, pour lui le christianisme et qu’aucun parti politique n’avait pu jusqu’alors enrégimenter comme ouvrières et martyres.

1893 Mercredi 12 avril

Je trouve dans ma boîte une affiche sur papier rouge ayant pour titre : MANIFESTE DES DYNAMITEURS, qui prêche une oeuvre d’émancipation fondée sur les chairs pantelantes et les cervelles éparses, en annonçant de nouvelles explosions, et déclare qu’il faut que la société bourgeoise disparaisse, dussent les belles cités - c’est de Paris que les dynamiteurs parlent- être réduites en cendres. Pour que de telles choses soient imprimées ou distribuées, il faut que le ministère soit le complice imbécile de ces dynamiteurs.

1893 Mercredi 24 mai

Quelqu’un me contait, ce soir, chez la Princesse, qu’il avait assisté ces temps derniers à un pièce socialiste, à une synthèse en trois actes intitulée : LA CLOCHE DE CAIN, représentée dans une salle louée par le parti.

C’était un premier acte où deux banquiers complotaient des opérations de Bourse infâmes, avec, au dehors, des clameurs au milieu desquelles l’un disait à l’autre : "Ne vous effrayez pas de ces clameurs... Vous allez voir !" Et se mettant à la fenêtre, il s’écriait : "Mes mais, la nouvelle est certaine... L’Allemagne est au moment d’envahir la France. Tous les hommes à la frontière !" Et pendant que LE CHANT DU DEPART était entonné en choeur par le peuple, le banquier orateur disait à son ami : "Pas plus difficile que ça ! ... Et voyez-vous, la guerre, c’est le moyen de faire tuer la canaille d’un pays par la canaille d’un autre pays."

Le second acte mettait en scène les deux mêmes hommes dans le même décor, avec, au dehors, une populace surexcitée qui cherchait à enfoncer les portes. Le banquier du premier acte disait à son compagnon : "Seconde balançoire", se mettait à la fenêtre et faisait un discours plein de promesses démocratiques, accepté par les cris de : "Vive notre député !".

Au troisième acte, toujours les mêmes hommes et le même décor, mais la fenêtre ouverte laissant voir des lueurs rouges, laissant entendre des roulements de tambour, puis au bout d’un formidable silence, une fusillade. Et au moment où l’un des banquiers se félicitait de l’oeuvre du peloton d’exécution, les deux banquiers et leur coffre-fort disparaissaient dans une explosion de dynamite.

Et dans cette salle où il n’y avait pas plus de vingt-cinq blouses sur quatre cents redingotes, ça avait été un enthousiasme furieux, et comme une seule voix acclamant le dénouement du cri de : "Vive Ravachol !".

1894 Mardi 13 février

Ce matin, Pélagie entre dans ma chambre, disant : "Quelle nuit ! Un tapage sur le boulevard à croire que c’était une foule courant à un incendie !... Non, c’était toute une troupe d’hommes et de femmes qui ont braillé pendant une heure : Vive l’anarchie ! " Et elle me tend un journal du matin, où est annoncée l’explosion de la bombe au Café Terminus (2)

1894 Jeudi 15 mars

A mon entrée dans le cabinet de Daudet : "Vous savez, il y a eu une bombe à la Madeleine, je passais en voiture devant, c’était une foule (3)

Arrive Lorrain, qui dit : "Aujourd’hui, Pozzi donnait un déjeuner à deux de ses opérés, à Mme Jacquemin et à moi... Aussi ai-je entendu la bombe, qui a fait le bruit d’un coup de canon tiré à la cantonade... Et c’était curieux, l’aspect de la Madeleine, ça ressemblait, vous savez à l’acte d’Antigone où, devant le temple, sont ces gens faisant de grands appels de bras."

Lorrain est interrompu par Mariéton, qui est entré dans la Madeleine, grâce à la rencontre qu’il a fait à la porte d’un neveu de Périer. L’église était complètement noire, mais à la lueur d’une allumette qu’il a allumée, il a pu voir le mort, dont la figure exsangue était pareille à une figure de cire et dont le bas du corps semblait une bouillie, sur laquelle se répandaient les entrailles.

1894 Dimanche 29 avril

Oui, il est vraiment le type de la destructivité, cet Henry ! Le commencement de son manifeste, avec la hautaine et féroce revendication des tués et des blessés par ses bombes, c’est bien parlant aux imaginations anarchistes (4). Ce papier, ça va faire des centaines de martyrs qui, au rebours des martyrs chrétiens, ces ouvriers du dogme de la charité, amèneront comme eux une transformation de la société actuelle, comme ouvriers du dogme de l’homicide.

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(1) Le 26 avril, Ravachol comparaît devant les assises de la Seine. S’en prenant aux magistrats qui avaient figuré au procès des anarchistes de Clichy, il avait fait sauter à la dynamite, le 11 mars, l’immeuble où résidait le président Benoît, 136, boulevard Saint-Germain, et le 27, la demeure du substitut Bulot, rue de Clichy. Ravachol et son complice Simon sont condamnés aux travaux forcés à perpétuité et les trois autres inculpés sont acquittés. Mais le 21 juin, Ravachol répondra devant les assises de la Loire, à Montbrison, de trois assassinats qu’on lui attribuait et qui étaient antérieurs à ses attentats parisiens, et il sera condamné à mort et exécuté le 11 juillet.
(2) Le 12 février, un jeune chimiste, Emile Henry, lance au Café Terminus, gare Saint-Lazare, une bombe qui fit de nombreuses victimes.
(3)C’est Pauwels qui était l’auteur de cet attentat, dont il fut la seule victime.
(4) La bombe du café Terminus : au procès, le 28 avril, Henry déclara aux jurés : "Vous connaissez les faits dont je suis accusé : l’explosion de la rue des Bons-Enfants, qui a tué cinq personnes et déterminé la mort d’une sixième : l’explosion du café Terminus, qui a tué une personne, déterminé la mort d’une seconde et blessé un certain nombre d’autres... Ce n’est pas une défense que je veux vous présenter... je ne relève que d’un seul tribunal, moi-même, et le verdict de tout autre m’est indifférent." Il fut exécuté le 22 mai.