ANTIDOTES : "La transparence du Mal, essai sur les phénomènes extrêmes."
Jean Baudrillard - Galilée, 1990, 180 p. 98 F
 

"Le terrorisme sous toutes ses formes est le miroir transpolitique du mal. Car le vrai problème, le seul problème est : où est donc passé le Mal ? Partout : l’anamorphose des formes contemporaines du Mal est infinie. Dans une société qui, à force de prophylaxie, de mise à mort de ses références naturelles, de blanchissement de la violence, d’extermination de ses germes et de toutes parts maudites, de chirurgie esthétique du négatif, ne veut plus avoir affaire qu’à la gestion calculée et au discours du Bien, dans une société où il n’y a plus de possibilité de dire le Mal, celui-ci s’est métamorphosé dans toutes les formes virales et terroristes qui nous obsèdent.

La puissance de l’anathème, la force de dire le Mal, nous a échappé. Mais elle resurgit ailleurs. Ainsi Khomeini dans l’affaire Rushdie - en dehors du tour de force de faire garder l’otage par l’Occident lui-même, et de faire que celui-ci se prenne en quelque sorte tout entier en otage - aura fait la preuve spectaculaire de la possibilité d’un renversement de tous les rapports de forces par la puissance symbolique d’une prise de parole (...)

A force de pourchasser en nous la part maudite et de ne laisser rayonner que les valeurs positives, nous sommes devenus dramatiquement vulnérables à la moindre attaque virale, dont celle de l’ayatollah qui, lui, n’est certes pas en état de déficience immunitaire. Nous n’avons à lui opposer que les droits de l’homme, maigre ressource, et qui fait de toute façon partie de la déficience politique immunitaire. Et d’ailleurs, au nom des droits de l’homme, nous finissons par traiter de "Mal Absolu" (Mitterand), c’est-à-dire par nous aligner sur son imprécation, en contradiction avec les règles d’un discours éclairé (est-ce qu’on traite aujourd’hui un fou de "fou" ? On ne traite même plus un handicapé de "handicapé", tellement nous avons peur du Mal, tellement nous nous gorgeons d’euphémismes pour éviter de désigner l’Autre, le malheur, l’irréductible).(...)

La stratégie de l’ayatollah est étonnamment moderne, contrairement à tout ce qu’on veut bien dire. Bien plus moderne que la nôtre, puisqu’elle consiste à injecter subtilement des éléments archaïques dans un contexte moderne : une fatwa, un décret de mort, une imprécation, n’importe quoi? Si notre univers occidental était solide, ça n’aurait même pas de sens. Au contraire, tout notre système s’y engouffre et sert de caisse de résonance : il sert de supra-conducteur à ce virus. Comment comprendre ? Là encore, c’est la revanche de l’Autre Monde : nous avons apporté dans le reste du monde assez de germes, de maladies, d’épidémies et d’idéologies contre lesquelles ils étaient sans défense, il semble que par un retour ironique des choses nous soyons aujourd’hui sans défense devant un infâme petit microbe archaïque. (...)

Nous ne sommes ni dans la tête de l’ayatollah ni dans le coeur des musulmans. Ce que nous pouvons faire, c’est échapper à cette pensée faible qui consiste à imputer tout cela au fanatisme religieux. Mais je crains que nous ne soyons mal armés pour relever le défi de cette violence symbolique au moment même où nous tentons d’effacer la Terreur du souvenir de la Révolution française, au profit d’une commémoration qui prend, comme le consensus, toutes les allures d’une structure gonflable. Que faire devant cette violence nouvelle si nous choisissons d'effacer la violence de notre propre histoire ?

Nous ne savons plus dire le Mal.

Nous ne savons plus que proférer le discours des droits de l’homme - valeur pieuse, faible, inutile, hypocrite, qui repose sur une croyance illuministe en l’attraction naturelle du Bien, sur une idéalité des rapports humains (alors qu’il n’existe évidemment de traitement du mal que par le mal).

De plus, ce Bien, cette valeur idéale, est toujours conçu de façon protectionniste, misérabiliste, négative, réactionnelle. C’est la minimalisation du Mal, prophylaxie de la violence, sécurité. Force condescendante et dépressive de la bonne volonté, qui ne rêve dans le monde que de rectitude, et se refuse à envisager la courbure du Mal, l’intelligence du Mal.
 

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