Le militant "m-l" n'est pas n'importe quel militant. Il revendique l'héritage
le plus radical (Staline) et est doublement issu, culturellement, de la
révolution culturelle chinoise et de mai 68. Il ne veut donc pas
seulement la révolution, la destruction de l'Etat bourgeois, mais
la refonte totale, dans tous les domaines, de la société
et des individus qui la composent. Quand un groupement de ce type prend
le pouvoir, cela donne, très exactement, les Khmers rouges.
Le militant "m-l" est la plupart du temps issu de milieux étudiants
et intellectuels. Seuls les plus âgés se sont formés
dans le soutien au FLN. Le plus grand nombre aspire à vivre une
expérience historique vécue par des parents. Mais ils sont
"nés" seulement en mai 68. Quelques-uns sont d'origine chrétienne.
Chez les ouvriers (1/3 environ de l'organisation) on trouve quelques anciens du PC, voire quelques anciens résistants (on se doute de l'aura de ceux-ci sur les jeunes intellectuels). Les ouvriers sont mariés, ce sont plutôt des professionnels (OP). Ils travaillent surtout dans de petites boîtes, mais savent se montrer saignants dans le combat revendicatif. Les autres travailleurs de l'entreprise les prennent un peu pour des dingues, mais, satisfaits de leur travail syndical (ils sont de dévoués délégués) ils achètent notre presse et aussi -la Chine fascine- les revues chinoises. En fait, ces camarades continuent d'incarner, sous un autre nom, la vivace tradition anarcho-syndicaliste.
Notre groupe développe une certaine phobie des étudiants.
"Il n'y a rien à faire dans les facs" disent certains. C'est pourtant
ce qui assure la base de masse des trotskistes. Les étudiants qui
vivent de façon marginale, en communauté, se voient traités
de "lumpen des facs" par certains d'entre nous. D'une manière générale,
nous nous méfions des marginaux et nous n'éprouvons aucune
tolérance envers les drogues, même "douces".
Des camarades -dont moi- étudient l'histoire du mouvement ouvrier
et communiste, ce qui est, de toutes manières passionnant. Evidemment,
quand on va aux textes, quand on les compare avec la réalité,
il ne faut pas s'étonner si des grincements de dents se font entendre.
Dame! La force du PC, c'est de dissimuler les textes gênants. A partir
du moment où ne dissimulons rien, on travaille un peu contre soi-même.
Reconnaissons que le mouvement révolutionnaire à Paris,
pris dans son ensemble, délire bien plus que son homologue provincial.
Il y a là une particularité bien parisienne…
Le militant de notre organisation, comme bon nombre de militants d'autres
familles, a la foi du charbonnier. Chacun d'entre nous est dépositaire
de la théorie révolutionnaire la plus affinée, la
plus performante diraient les publicitaires, la pensée Mao Zedong.
Le militant sait. Un point, c'est tout. Il incarne le sens de l'histoire,
ce qui n'est pas rien. Quelle supériorité, en effet, d'aller
dans le sens de l'évolution historique.
Mais le militant se sent encerclé, il reprend à son compte
le complexe bien connu du PC : la forteresse assiégée. Une
de nos unités ne s'intitule-t-elle pas Yenan, la célèbre
base de Mao ? De là, deux attitudes parallèles et non contradictoires
:
a ) il serre les coudes. "Etre attaqué par l'ennemi est une
bonne chose", n'est-ce-pas ?… Cela prouve qu'on a raison.
b ) Il a l'impression pénible de tourner en rond, que ça
n'avance pas, que les masses sont encore sous l'influence pernicieuse du
révisionnisme.
Remarquons bien ce double aspect. Ainsi la langue de bois cimente les
militants, mais éloigne les masses et même des sympathisants
pleins de bonne volonté. Il n'y a guère que les chrétiens,
eux-mêmes usant d'un jargon, qui ne se désespèrent
pas à notre contact. Et puis, ils sont si pratiques, avec leurs
locaux accueillants…).
Alors, pour se régénérer, pour se galvaniser,
rien de tel qu'un voyage en terre sainte.
LE PELERINAGE AUX SOURCES
Pour les plus riches la Chine, pour les autres, l'Albanie. Nous prenons
contact avec l'Ambassade d'Albanie. Elle accepte de nous organiser un voyage
en août 71 et 72. Prévoyant la rupture avec la Chine, les
Albanais cherchent (sans nous le dire) à rentrer en contact avec
des groupes m-l moins béni-oui-oui que le PCMLF à l'égard
de Pékin.
En gens pratiques, nous achetons aux domaines un car que les mécanos
du groupe remettent en état. Arrivés en Albanie, nous sommes
un peu déçus. Horreur, les Albanais ne font pas la révolution
24 heures sur 24, mais s'occupent de leurs gosses, se baignent, déambulent,
draguent.
C'est l'occasion de se frotter aux prestigieux partis frères.
Le Parti du Travail du Vietnam, bien sûr, encore que ses liens avec
l'URSS… Le Parti communiste indonésien (PK) qui a subi une répression
terrible, le Parti communiste du Brésil (m-l) qui tente de créer
une zone libérée dans la province de l'Arraguia. Les discussions
avec leurs représentants restent au niveau des généralités,
mais nous confortent dans l'idée que nous sommes un détachement
d'un mouvement mondial. Si les chinois avaient pris l'initiative de fonder
une vraie internationale, étaient intervenus dans nos affaires pour
nous forcer à nous unifier, nous aurions été stimulés
par l'appui ouvert du grand frère et la lutte en aurait été
radicalisée d'autant.
(NB : A la suite du voyage, on me somme de faire mon auto-critique
pour avoir "chanté des chansons impérialistes en Albanie".
Je refuse et quitte l'organisation. Je ne militerai plus dans un groupe
mais serait encore sympathisant du "mouvement" durant quatre longues années).
UN AVATAR DU MOUVMENT M-L : LE GROUPE DIMITROV
Une trentaine de militants ultra-dogmatiques, sectaires, vivant en communauté
(menu : riz à la motarde) considère l'ensemble des autres
groupes m-l comme objectivement contre-révolutionnaire et ne participe
aux manifs que pour manifester contre eux. Nous apprenons qu'ils ont battu
une des leurs, mère célibataire, qui refuse d'abandonner
son enfant à l'Assistance Publique, afin de mieux se consacrer à
la révolution (le Khmer rouge pointe le museau). Le cas n'est pas
rare où un groupe dogmatique passe du jour au lendemain à
des phases d'activisme outrancier. Certains d'entre nous pensent qu'il
faut discuter avec eux, pour les convaincre de leur erreur, d'autres fournissent
leurs barres de fer, mais un camarade et mois décidons de les enterrer
par le ridicule.
Nous confectionnons un faux tract, prétendument écrit
par "les militants sains sur des bases justes du groupe" opposés
aux tenants de la "ligne Z, qui se signalent par un geste profondément
anti-communiste", celui d'avoir "ajouté des moustaches au portrait
du camarade Enver Hoxha". Le tract appelle tous ceux qui veulent construire
"le parti sur des bases justes", à se retrouver "tous les mercredis
à 20 heures 30, fontaine St-Michel avec Que faire sous le bras droit".
Ce tract est dépose -en douce- à la librairie Norman Béthune.
Quand le groupe D… s'en aperçoit, il retire le tract de la vente,
mais le recopie et le redistribue avec une mise au point hilarante. "Les
masses populaires, désorientées, se posent des questions.
Qu'est devenu Lin Piao ? Que se passe-t-il au comité Dimitrov ?
(…) Une provocation sortie tout droit des services politiques de la bourgeoisie
(…) Cela prouve que le comité Dimitrov est sur le bonne voie (…)
Fontaine St-Michel, les flics, en civil ou non, pullulent".
Dans le même temps, le Comité cherche en son sein le groupe
Z, ce qui ne va pas sans coups et blessures et finalement, l'atomisation
du groupe. Nous avions donc -objectivement- servi les intérêts
de la bourgeoisie…