La montée de la violence se traduit souvent par une succession d'incidents ou de faits de plus en plus graves. En fait, plus un quartier est victime de déprédations ou d'actes ayant pour objectif la remise en cause de l'ordre social et légal, plus les risques d'émeutes sont importants. Il est donc nécessaire de ne pas laisser s'instaurer des zones où les règles sociales seraient systématiquement bafouées par quelques habitants du quartier.
Le territoire est la cible de tous les enjeux. Les violences urbaines sont des moyens de défendre ce territoire et ceux qui y vivent face à la société. Les auteurs des violences urbaines ont donc pour objectif de s'approprier et de contrôler les espaces publics du quartier. Pour ce faire, ils balisent et marquent leur territoire. Les violences urbaines apparaissent alors comme le signe d'un recul des normes sociales et l'instauration d'un système parallèle reposant sur la loi du plus fort. Ainsi, dans certaines cités, les règles élémentaires de vie en société ne sont plus respectées et les normes légales sont difficiles à appliquer.
Bien évidemment, tous nos interlocuteurs, ont récusé l'existence de « zones de non droit ». Ils n'existeraient pas de lieux en France où la police ne puisse pas intervenir. En revanche, tous conviennent que si les autorités publiques entrent partout, elles le font avec maintes précautions (nombre de fonctionnaires important, matériel de protection idoine) et en employant des méthodes d'intervention spécifiques liées aux caractéristiques du quartier. Les lois de la République s'appliquent donc partout, mais pas de la même façon.
Si les « zones de non droit » n'existent pas, celles de « moindre droit » sont pléthores dans les quartiers étudiés. Cette déliquescence du droit est le fait d'individus asociaux qui instaurent dans ces lieux un climat de crainte. Les incivilités sont la première forme de violence urbaine. Le vandalisme, les insultes, les menaces, l'occupation anarchique des espaces publics, la souillure de certains lieux, les nuisances sonores, voire olfactives, sont autant de comportements ayant pour but de montrer que leurs auteurs sont les véritables maîtres du territoire.
Ces incivilités se doublent souvent d'attitudes délictueuses accentuant le sentiment d'insécurité et la dégradation du cadre de vie d'un quartier. Les rodéos de voitures volées, puis leur incendie sont des exemples typiques - parmi d'autres - du climat d'un quartier. Ainsi, Jean-Paul Grémy nous a indiqué que lors d'une enquête sur un site qui avait connu de violentes émeutes, il avait remarqué sur le registre de la main courante que dans la période précédant celles-ci, les rodéos et les incendies de véhicules avaient régulièrement augmenté108. Signes précurseurs d'une tension plus soutenue, d'une activité délictueuse plus importante, d'une moindre influence des règles sociales et d'une absence de réponse des autorités, certains faits sont révélateurs d'une situation dégradée.
Participant de la formation du sentiment d'insécurité, ils sont les prémices d'événements qui peuvent être de plus en plus graves.
Ces atteintes contre les forces publiques peuvent revêtir plusieurs formes : insultes gestuelles ou verbales, attroupements hostiles à la police, menaces téléphoniques à la famille d'un policier, lapidations des voitures de police, manifestations devant le commissariat, pris à partie des policiers lors d'interventions dans la cité, invasions du commissariat, agressions physiques contre les policiers, guet-apens, « pare-choquages » volontaires de véhicules, etc. Plusieurs de nos interlocuteurs ont insisté sur l'accroissement du « caillassage » des voitures de police. Le Commissaire Jacques Meric109 ou le Contrôleur Général Luc Rudolph110 nous ont ainsi indiqué que pas une journée ne passait sans qu'une voiture de patrouille ne soit visée par des jets de pierres. Par cette action, s'apparentant à la défense du territoire, on espère repousser l'ennemi en dehors des murs de la cité, sans pour autant rechercher l'affrontement physique direct. De même, une interpellation dans une cité n'est pas effectuée de la même façon à Neuilly-sur-Marne (93) qu'à Neuilly-sur-Seine (92). Des précautions doivent être prises car, comme le notait le rapport du S.C.H.F.P.N. 111, « il n'est plus, dans les quartiers sensibles, une interpellation de voyous qui puisse s'opérer sans risque de voir une troupe hostile s'opposer par la force à l'action de police autant pour libérer l'auteur d'un délit ou permettre sa fuite que pour châtier les policiers d'être intervenus sur un territoire interdit ».
Également fonctionnaires d'autorité, les gendarmes ne sont pas pour autant perçus par les jeunes de la même façon que les fonctionnaires de police. Le Colonel Jean-Pierre Vanoye nous a indiqué qu'il était rarissime que les gendarmes fassent l'objet de jet de pierres ou d'agressions lorsqu'ils procèdent à des interventions dans les cités. Phénomène pouvant être partiellement expliqué par le fait que les forces de Gendarmerie sont plus des autorités effectuant un travail judiciaire que de la lutte contre la petite délinquance ou du maintien de l'ordre. Ayant des missions plus ciblées, n'assurant pas directement des missions d'ordre public, le gendarme est de ce fait moins exposé. L'explication peut également être recherchée dans les comportements et les attitudes respectives des gendarmes et des policiers face aux jeunes. La formation des membres de ces deux corps, les us et coutumes, la « mentalité » des uns, militaires , et des autres, fonctionnaires civils, sont autant d'éléments susceptibles d'expliquer le moindre ressentiment des jeunes envers les gendarmes. La conduite des gendarmes et leurs méthodes d'interpellation seraient-elle plus respectueuses des droits et des usages que celles utilisées par les forces de police ? Disons plutôt que les différences de missions nécessitent des méthodes de travail divergentes...
Si les policiers sont les cibles favorites des délinquants urbains, les atteintes envers l'autorité ne se cantonnent pas aux seuls porteurs de l'uniforme bleu. Ainsi, tous les corps professionnels ayant pour mission de faire respecter des règles, incarnant la société, ou qui sont seulement étrangers au territoire sont des cibles potentielles. Les vigiles qui représentent les gardiens des biens de consommation et donc des obstacles aux désirs d'appropriation de certaines jeunes, les professeurs chargés d'inculquer certaines règles et de faire respecter une discipline de groupe, les conducteurs R.A.T.P., qui ont la lourde tâche d'obliger les jeunes à payer leur titre de transport112 et même les pompiers,113 ayant pour mission d'éteindre les incendies provoqués par les jeunes, sont des membres de la société civile susceptibles d'être la cible d'actes violents et irrationnels.
Les violences urbaines ne se restreignent pas aux affrontements avec les forces de l'ordre ou aux événements les plus graves relatés par la presse. Les violences urbaines sont également faites d'une petite violence au quotidien allant des incivilités précédemment étudiées à des actes délictueux plus graves.
La petite délinquance de voie publique et, en particulier les
vols à l'arraché ou à la roulotte, ainsi que les agressions
et les vols avec violence sont, personne ne le conteste, deux des formes
de la délinquance les plus mal ressenties par la population.
De la même façon, le vandalisme et les dégradations
de biens, actes attentatoires à la propriété, sont
des violences qui s'exercent quotidiennement et qui renforcent le sentiment
d'oppression vécu par de nombreux habitants. La détérioration
de l'environnement est un élément qui présage la déliquescence
des liens sociaux. Dès l'instant où le cadre de vie est la
cible de toutes les déprédations sans aucune répartie
des institutions, comment ne pas imaginer que ces infractions contre les
biens ne vont pas progressivement laisser place à des infractions
contre les personnes ? Or, les atteintes aux biens, notamment dans les
quartiers sensibles se banalisent.
La violence urbaine quotidienne, ce sont aussi les menaces et les pressions exercées par certains groupes de jeunes sur des habitants afin de les empêcher de témoigner ou de déposer plainte114.
De surcroît, cette violence s'exporte hors des murs de la cité. Elle resurgit au sein des enceintes judiciaires lorsque des jeunes passent en jugement et que leurs amis viennent les soutenir ou affronter les membres de la bande adverse. Elle fait partie intégrante de la vie carcérale, les comportements de la cité étant reproduits à l'identique au sein de la prison.
Les commerces sont également les victimes de la violence quotidienne. Du petit commerce de quartier au centre commercial, ces lieux, vitrines d'une société de consommation dont les jeunes des quartiers sensibles se sentent exclus, sont des cibles privilégiées pour la délinquance de groupe. Les razzias en bande se multiplient, les intimidations sur les caissières sont monnaie courante, les affrontements avec les vigiles conduisent à l'émeute115. Les grandes structures commerciales ont dû s'adapter à cette nouvelle forme de délinquance (renforcement des équipes de sécurité, vidéo-surveillance, protection magnétique, etc.) mais cette adaptation n'est pas toujours suffisante. Ainsi, le Commissaire Marc Caliaros116 nous indiquait que l'hypermarché Leclerc situé au coeur du quartier de la Vigne Blanche aux Mureaux (78) a fermé ses portes au mois d'août 1997, son chiffre d'affaires étant tombé de 300 millions de francs à 120 millions de francs. Victime de la dégradation du quartier et des incidents à répétition entre les jeunes du quartier et le personnel, ce supermarché a vu ses clients fuir vers d'autres lieux.
Une violence quotidienne qui augmente et se banalise traduit un affaiblissement du contrôle social et une dégradation des conditions de vie des habitants d'un quartier. La désagrégation des liens sociaux peut alors conduire à des événements plus graves mettant directement en cause l'ordre républicain.
Les émeutes sont généralement les conséquences d'une réaction à une situation jugée, le plus souvent, injuste par les protagonistes. Selon Monsieur Alain Bauer117, l'émeute ou des actes délictueux identiques et répétitifs (par exemple, incendies de gymnases) ont toujours une raison et une cause. Tout acte aurait une explication sous-jacente. Il est vrai que pour mieux prévenir les crises ou l'accroissement de faits délictueux répétés, il est préférable de pouvoir déterminer la cause de la dégradation d'une situation dans le temps et dans l'espace. Ce qui est primordial dans le cadre de situations conjoncturelles l'est beaucoup moins pour la violence au quotidien, qui s'explique plus par une habitude comportementale (rejet de l'autorité, défense du territoire, protection d'un trafic illicite, etc.) que par des faits générateurs particuliers.
Les origines des émeutes sont multiples. Elles dépendent de nombreux paramètres qui diffèrent d'une cité à une autre. La configuration du quartier, son histoire, l'importance du tissu associatif, la politique des élus, la stratégie policière, etc., sont autant de facteurs qui influencent le déclenchement de manifestations juvéniles urbaines. Il n'existe pas de canevas qui s'applique à toutes les cités et qui conduise à une lecture similaire des situations. Si nous disposons d'un certain nombre d'éléments nous permettant de caractériser certains quartiers comme victimes avérées ou potentielles d'actes de violence urbaine, il est rare de pouvoir prédire quand, où et comment une émeute risque de se produire. L'imprévisibilité est une des spécificités de ce phénomène, même si, selon le Commissaire Bui-Trong, un quartier ne connaîtra pas une émeute de degré 8 s'il n'est pas passé avant par les degrés 4 ou 5.
Compte tenu de l'expérience acquise lors de précédentes émeutes, un certain nombre de facteurs ou de faits qui, a posteriori, sont apparus comme des stimuli, ont pu être déterminés.
Le sentiment d'injustice est très souvent le moteur de l'émeute. Comme tout sentiment, celui-ci est subjectif et d'ordre affectif. C'est un sentiment qui conduit à une réaction instinctive où la rationalité et la raison sont absentes.
Pour Jean-Paul Grémy, on peut néanmoins prévoir des incidents à l'occasion de certaines décisions de Justice, de certaines mesures administratives ou de certaines interventions dans le quartier. Ceux-ci dépendraient de la nature de l'événement et du climat dans le quartier. Le jugement d'un jeune du quartier impliqué dans une affaire délictueuse, indépendamment de sa culpabilité, est l'occasion pour ses camarades de cité de montrer leur solidarité. L'examen d'une affaire qui oppose un jeune aux forces de l'ordre ou à des agents de société de gardiennage, notamment s'il y a eu blessures ou mort d'homme, est un événement propice aux affrontements ; de même pour les affaires où sont en cause des jeunes appartenant à des bandes rivales. Dans ces trois cas, le verdict pénal peut être le fait générateur des violences. Verdict perçu comme injuste car condamnant trop lourdement à leur goût l'auteur des faits répréhensibles, le jeune du quartier, ou, à l'inverse, trop légèrement celui qui a fait du jeune du quartier une victime.
Dans le cadre de la politique des municipalités, certaines mesures peuvent être la source d'incidents : fermeture de locaux pour les jeunes, manifestations annulées ou ajournées118, refus de subventions, etc. À ce titre, la manière dont seront présentées la mesure et les explications la justifiant sera primordiale pour éviter un échauffement des esprits et ses conséquences sur l'ordre public.
Dans la majorité des cas, le facteur déclenchant sera un événement imprévu mettant en cause un jeune du quartier et des étrangers à celui-ci : policiers, pompiers, voire membres d'un autre quartier. Ainsi, l'accident de voiture d'un jeune du quartier suite à une course poursuite avec les policiers, l'arrestation d'un jeune par les forces de l'ordre, un affrontement avec un groupe d'un autre quartier ou avec des vigiles et suivi d'une intervention de la force publique119, sont des événements susceptibles de déclencher une émeute.
Sans être nécessairement précédées d'un acte concret, les violences urbaines font souvent suite à la propagation d'une rumeur. Cette rumeur présente, selon Jean-Paul Grémy, trois caractéristiques : « il y a mort d'homme ou blessures graves, la victime est un jeune du quartier et les coupables sont les "ennemis" traditionnels (forces de l'ordre, habitants ou vigiles) ». Ces rumeurs sont d'autant plus importantes qu'elles portent en elles un fort caractère émotionnel et sont propices à toutes les élucubrations. Dans un langage trivial, les jeunes, excités, galvanisés par le groupe, se « montent le bourrichon » et s'imaginent ce qu'ils ont envie d'imaginer.
Ainsi, le Commissaire Jean-Jacques Chapin120 nous expliquait qu'une des violentes émeutes de Trappes avait débuté par la propagation d'une rumeur selon laquelle les policiers du commissariat local fêtaient la mort d'un jeune du quartier décédé l'après-midi dans un accident de la circulation. En fait, certains jeunes avaient vu au travers des vitres du commissariat les fonctionnaires de police fêter un événement. Ce n'était pas la mort du jeune qui était fêtée par les policiers, mais le départ à la retraite d'un de leurs collègues. Les jeunes ne voyant que ce que leur imagination et leur « culture » de cité leur dictait, ont immédiatement interprété cet événement à leur convenance. La rumeur s'est alors diffusée et les violences se sont développées sur ce seul fait. Dans le même ordre d'idée, Christian Bachmann raconte, dans son livre « Autopsie d'une émeute », comment les émeutes de Melun ont débuté à partir d'un simple accident de la circulation qui s'est transformé, par une simple rumeur, en une bavure policière.
Dans le plupart de ces situations, la vengeance sera le sentiment
légitimant le recours à la violence. Outre ces justifications
spécifiques aux émeutes, d'autres raisons expliquent le passage
à l'acte du délinquant.
108 Entretien avec l'auteur.
109 Jacques Meric, Commissaire Divisionnaire
de Police, est Chef du 2ème district de Seine-Saint-Denis
(93) et Commissaire de Saint-Denis (93).
110 Luc Rudolph, Contrôleur Général
de la Police Nationale, est Directeur Départemental de la Sécurité
Publique des Yvelines (78).
111 Rapport déjà cité.
112 Ce que certains d'entre eux ne font
plus depuis longtemps.
113 Le Commissaire Jean-Jacques Chapin nous
a même fait part du « caillassage » de l'hélicoptère
de secours de l'hôpital de Trappes.
114 Ce qui minore forcément les statistiques
policières sur les faits constatés dans les cités
sensibles.
115 Voir paragraphe suivant.
116 Monsieur Marc Caliaros, Commissaire
Principal de Police, est Commissaire des Mureaux (78).
117 Alain Bauer, ancien vice-président
de l'université Paris I, est P.D.G. de la société
« AB Associates », entreprise de conseils en sécurité.
118 Par exemple, à Sartrouville (78),
dans la soirée du 26 juillet 1997, des incidents ont opposé
la police aux jeunes qui assistaient à un concert de rap et de raï
organisé dans la cité de la Croix Malard. Le concert n'étant
pas terminé à 2 heures du matin, le Maire de la ville a fait
appel aux forces de l'ordre, ordonnant la coupure de l'alimentation électrique,
geste qui a déclenché la colère des participants.
Accueillie par des jets de pierres, la police a utilisé des grenades
lacrymogènes. Dix véhicules ont été endommagés.
119 Situations vécues à Trappes
(78).
120 Entretien avec l'auteur.