1.2.3. Le phénomène des bandes

La bande est considérée par les jeunes comme leur deuxième famille. C'est un refuge pour nombre d'entre eux qui y trouvent un lieu de dialogue, d'écoute, de solidarité affective et d'action. La bande implique le regroupement de plusieurs jeunes partageant des mêmes centres d'intérêt, la même envie de s'amuser ou des objectifs similaires. Dans son adolescence, chacun est plus ou moins membre d'une bande au sens large, c'est-à-dire d'un groupe d'amis. Là où la bande devient socialement préoccupante, c'est lorsque les actions de ses membres passent du jeu, de la rigolade, à des activités ou des comportements asociaux, voire illégaux.

Or, la violence urbaine est un phénomène collectif. Les infractions qui la constituent sont le plus souvent commises par des groupes de jeunes. Ces derniers sont-ils structurés et organisés ? Qu'est-ce qui soude les jeunes d'un même groupe ? Ces phénomènes de bandes ont-ils un rapport avec les gangs américains ? Des questions qui sont d'autant plus importantes que cette notion de bande alimente les fantasmes d'une bonne partie de la population93.

Les bandes de jeunes ont toujours existé. Certaines ont marqué différentes périodes de notre histoire contemporaine : les « bandes de zulus », les « bandes de skinheads », « les blousons noirs » des années 60, etc. Mais qu'est-ce qu'une bande ? Chaque institution a sa propre définition. Il est donc nécessaire de préciser cette notion avant de voir si notre pays est susceptible de connaître un développement du phénomène identique à celui des bandes américaines.

Pour la Police, la bande est un groupe organisé, structuré, autour d'un chef, tourné exclusivement vers la délinquance. Pour les médias, la bande est un regroupement violent de jeunes. Pour la population, la notion de bande n'est pas claire. Entre le regroupement bruyant de jeunes dans les cages d'escaliers et les membres des street gangs américains, les habitants ne font pas toujours la part des choses.

Selon le dictionnaire94, la bande est « un groupe d'hommes rangés sous une même bannière, un même chef ». C'est également un « groupe organisé et stable de personnes associées pour quelque dessein » ou encore « un regroupement occasionnel de personnes ayant des points communs ». Ainsi, la bande peut tout aussi bien être une bande de joyeux drilles, qu'une bande de casseurs, une bande de malfaiteurs (type mafia) ou tout simplement une bande de jeunes.

Comme le rappelle Michel Fize95, « le propre de l'adolescent, c'est le regroupement ». On se regroupe par affinité, par quartier, etc. La bande est alors un agglomérat de personnalités diverses ayant pour objectif le jeu. Ce type de bande est peu organisée mais peut, à l'occasion, commettre des actes délinquants. En revanche, certains groupes de jeunes qui commettent régulièrement et délibérément des actes de délinquance contre les biens ou contre les personnes sont plutôt qualifiés de gangs. Ces derniers sont organisés autour d'un projet de violence.

Ainsi, selon cet auteur, il existerait deux types de bandes : les « bandes ordinaires » peu structurées et « les bandes organisées » de type délinquant. Les premières seraient composées massivement d'adolescents de sexe masculin, majoritairement issus des quartiers en difficulté, et seraient des refuges contre l'ennui, la solitude affective. Les buts de cette bande seraient de s'amuser, d'oublier les contraintes de la vie quotidienne, de sortir d'une certaine « galère ». Les secondes formeraient des groupes structurés, entretenant volontiers des liens avec des organisations politiques. Elles seraient formées d'adolescents ou de jeunes gens engagés dans des processus de violence et de délinquance. Ces bandes seraient des gangs au sens américain du terme.

En l'espèce, il n'est pas question de porter notre attention sur les bandes criminelles organisées, mais de voir quelles sont les spécificités des bandes de « jeunes » qui cassent ou qui affrontent les forces de l'ordre. D'ailleurs, doit-on parler de bandes ou de groupes ?

Dans son ouvrage sur « L'enfance et la jeunesse délinquante »96, Jean Chazal fait une description très synthétique du profil des bandes dont les membres sont souvent les plus actifs lors de violences urbaines. Pour ce magistrat, ces bandes sont d'abord constituées d'adolescents qui se réunissent : oisifs, désoeuvrés pour la plupart, ils forment des groupes variables en nombre. Bandes rivales mais à l'occasion complices, chacune a un territoire qu'elle entend contrôler. Leurs membres se recrutent dans les classes sociales les plus défavorisées. Une partie d'entre eux est issue de familles d'immigrés mal intégrées. Ils ne sont pas, ou peu, scolarisés et ne se préparent pas à l'exercice d'un métier. Ils refusent d'envisager l'avenir. Ils ne connaissent que l'instant présent. Ils n'ont guère d'échange avec leur environnement97. Ces jeunes chercheraient à la fois à attirer l'attention et à provoquer la peur. De manière désordonnée, dans un climat de violence collective, ils clament leur révolte, leur refus d'appartenir à une « sous-société ». L'entraînement du groupe, la soumission à des menaces, l'alcool et la drogue constitueraient les stimuli de l'activité de ces bandes. Ces adolescents, sans règles, sans freins, seraient livrés à leurs pulsions et s'affirmeraient en relevant des défis. Face à cette énumération, courte et précise, reprenant une partie des caractéristiques individuelles des auteurs de violences urbaines, il convient de nuancer et de préciser le pourquoi de l'existence de la bande, ainsi que son mode de fonctionnement.

Pour Adil Jazouli98, « les adolescents des banlieues cherchent, comme tous les adolescents, à se construire une personnalité à travers des identifications multiples : famille, école, cinéma et télévision, musique, aspirations professionnelles, héros, bandes de copains, etc. Mais, là où un adolescent issu des classes moyennes peut, en général, trouver un certain équilibre entre ces miroirs dans lesquels il peut se projeter, le jeune issu des banlieues populaires voit cet éventail se réduire peu à peu. L'échec scolaire, l'éclatement de la famille, le manque de perspectives professionnelles, l'absence de relations amoureuses, réduisent son champ d'identification à la bande, la musique et quelques héros de série B ». Contrairement aux autres adolescents, les jeunes des banlieues s'identifient à cet univers restreint, sans véritable objet mais protecteur qu'est la bande. « Ils sur-valorisent cette appartenance secondaire, cette famille de substitution, et cette école de la vie qu'est la bande, en essayant de lui donner un sens, notamment par des dénominations guerrières ou territoriales ». Selon le Contrôleur Général Ange Mancini, « certains jeunes ont besoin de se sentir appartenir à une structure. Comme ils ne se sentent pas membre de la société telle qu'elle existe, ils s'inventent, à leur niveau, un système où ils ont leur place et où ils sont reconnus avec une fonction sociale précise »99.

Les bandes de jeunes impliquées dans des actes de violences urbaines sont en grande partie les « fruits » de l'environnement social. La forte présence de jeunes dans certains quartiers conduit nécessairement à un regroupement plus ou moins informel de ceux-ci aux pieds de leur cité. On recherche une activité, des « valeurs » communes, on s'excite les uns les autres, on se raconte des histoires, etc. Toutefois, compte tenu des propensions criminogènes de certains quartiers, il ne faudrait pas que la bande devienne un lieu d'apprentissage de la délinquance, comme le suggère le criminologue Sutherland dans sa théorie de l'association différentielle. Ainsi, il explique la carrière criminelle comme une exposition du jeune à des systèmes d'interprétation présentant la transgression des lois sous un jour favorable plus souvent, plus longtemps, plus précocement et plus intensément qu'à des systèmes d'interprétation qui condamnent le crime. Cette thèse explique, selon Maurice Cusson, les propensions criminelles (et non l'acte) en termes d'apprentissage d'éléments sous-culturels. Ce concept d'apprentissage criminel est contesté par Hirschi et Gottfredson qui pensent que la fréquentation des pairs a peu d'influence sur la propension au crime, cette influence des pairs délinquants étant plus instrumentale (favorisant le passage à l'acte) que normative. Néanmoins, il est évident que l'effet d'entraînement du groupe, accentué par la déliquescence du milieu social, favorisera les conduites délinquantes et, pour certains jeunes, un goût exponentiel pour les activités criminelles.

En France, le regroupement des jeunes de banlieues apparaît plutôt comme un échappatoire à une vie monotone. Il tente de pallier une absence de repères. Il est la conséquence de la désocialisation de très nombreux jeunes qui voient dans la bande le seul moyen d'exister et d'échapper à l'ennui quotidien. Aujourd'hui, on ne « galère » plus seul mais en groupe : on « tient les murs »100 à plusieurs. Adil Jazouli explique l'importance des bandes dans les cités par leur mystification : « les bandes font "peur aux bourgeois" et donnent une existence à des jeunes qui auraient plutôt tendance à se vivre comme une erreur de l'histoire ». Il est vrai que le sentiment de puissance que procure le groupe est un des éléments favorisant la constitution de bandes et le passage à l'acte délictueux.

D'après le Professeur Jean-Paul Grémy, trois traits spécifiques101 caractérisent les membres d'une bande:

- Un lien affectif très fort avec leurs pairs. Tout ce qui touche l'un des membres de la « bande » affecte profondément tous les autres. Plus qu'un sentiment de solidarité, il s'agit d'une relation quasi fusionnelle qui donne l'impression d'une dissolution des personnalités individuelles dans une sorte de « personnalité collective ».

- Une absence d'esprit de concertation. Paradoxalement, alors que les liens affectifs au sein d'une bande sont si puissants, chaque membre n'engage que lui-même dans ses propos. À l'inverse d'une bande de délinquants « professionnels », une bande de jeunes se livrant à des violences est une juxtaposition d'individus, sans structure définie, sans organisation stable.

- Une identité définie par le seul territoire. Une bande d'adolescents se caractérise par le périmètre qu'elle défend contre les intrusions des étrangers au quartier. L'attachement au territoire est d'autant plus fort qu'il constitue le seul fondement de l'identité collective reconnue par les membres de la bande.

Il est d'ailleurs remarquable de constater que le phénomène de bande se retrouve de façon quasi identique à l'intérieur des prisons. Renaud Seveyras nous a ainsi expliqué que les bandes se reconstituaient au sein du système pénitentiaire toujours en fonction du territoire d'appartenance et d'une hiérarchie entre quartiers. Ainsi, au sein de la maison d'arrêt de Bois d'Arcy, ce sont les jeunes issus des Mureaux qui sont les plus craints.

Pour le Commissaire Lucienne Bui-Trong, ces bandes ne sont « ni hiérarchisées, ni organisées et elles ne recourent pas aux symboles, emblèmes ou marques d'appartenance. Elles sont spontanées, mouvantes, de l'ordre de l'attroupement émotionnel et se regroupent en réaction à des incidents au sein du quartier. Liées à un territoire, un quartier, une cité, ces simili bandes sont limitées en volume. Leurs activités consistent en « jeux » malsains visant par le recours systématique à la provocation et à l'arrogance, à remettre en cause toutes les formes d'autorité et la concorde sociale, à la manière de crise adolescente qui prendrait pour cible, non pas les parents, ceux-ci étant déjà écartés, mais les adultes du quartier, parmi lesquels le policier représenterait le mieux l'image paternelle ». Lors de notre entretien, celle-ci nous a confirmé l'aspect informel de ce phénomène qui se traduirait plus par « des phénomènes de solidarité extrême face à l'ensemble de la société (...) Une solidarité qui serait de l'ordre de l'affectif, basée sur la notion de territoire et de jeu ».

Dans le cadre des violences urbaines, les affrontements avec les forces de l'ordre, les incendies de véhicules, etc., sont des actions commises par des groupes de jeunes et non par des bandes constituées. Ces jeunes se regroupent contre quelque chose ou contre quelqu'un. La préméditation est souvent absente. Le dessein criminel est quasiment inexistant. Le regroupement est « instinctif ».

Il apparaît que les bandes de quartiers sont plus des agrégations de jeunes qui se regroupent par solidarité territoriale, voire ethnique, sans véritable objectif, sans structure hiérarchique ou motivation criminelle, que de véritables gangs qui, comme aux États-Unis, existent et fonctionnement comme des organisations criminelles ayant pour vocation le contrôle d'activités illégales (par exemple, trafic de stupéfiants) ou de territoires. Les sociologues américains appellent ce type de bande des posses. Pour Adil Jazouli « Ce sont des groupes de jeunes qui ne se définissent pas par une activité délinquante organisée, par une hiérarchie ritualisée ou par un territoire à défendre102 ou à conquérir. Ils se forment au hasard des opportunités et des relations de voisinage et sont plus l'expression de la galère et de l'ennui que de la structuration à caractère criminel »103.

La question de la structuration de la bande se pose dans les mêmes termes que la structuration d'un projet professionnel, scolaire ou amoureux. La bande est inorganisée. On y entre, on en sort de façon informelle. Tout le monde se connaît, mais personne ne se fait confiance. On participe à une action de la bande, mais pas à celle du lendemain. L'instabilité de sa situation personnelle rejaillit sur le fonctionnement de la bande où l'inorganisation prime.

À coté de ce type de bandes, se développent de façon inquiétante, des groupes qui, sans être véritablement structurés, s'organisent, de façon sporadique, en vue d'actions délinquantes. Ainsi, certains membres de la bande de jeunes précédemment évoquée peuvent devenir à l'occasion les protagonistes de bandes tournées spécifiquement vers un objectif criminel.

L'activité principale de ce type de bandes est la razzia sur les commerces ou dans les transports en commun. Le but est l'appropriation et les moyens, la violence physique et/ou l'intimidation, ce que le Commissaire Pascal Courtin confirme en indiquant que « ces bandes qui restent plus le fruit de la spontanéité que d'une organisation préméditée, partent pour commettre des méfaits sans idée précise des faits qu'ils vont perpétrer »104. Plus pessimiste, l'Inspecteur Général Olivier Foll s'inquiète du risque de dérive à l'américaine en s'appuyant sur l'exemple d'une razzia d'une quarantaine d'individus d'origine africaine qui ont attaqué une bijouterie d'un centre commercial d'Aulnay-sous-Bois (93). Débarquant à quarante, cagoulés, semant la terreur sur leur passage, ces individus sont directement allés vers la bijouterie, ont cassé les vitrines, pillé les tiroirs et sont repartis aussitôt en se dispersant dans les cités alentours. Outre des groupes se formant autour d'un certain « mode de vie » ou dans un but délictueux, se manifestent de plus en plus des bandes composées en référence à des critères ethniques, voire à des valeurs spirituelles.

En 1990, Adil Jazouli écrivait : « Nous ne sommes pas entrés dans une logique de ghettos ethniques à l'américaine, les bandes, quand elles existent, sont pluri-ethniques, à l'image de nos banlieues populaires ». Sept ans après, cette affirmation n'est plus que partiellement exacte. Conséquence de la composition ethnique des cités, se manifestent de plus en plus des phénomènes d'affrontements inter-ethniques entre bandes. Si les batailles rangées ont principalement comme fondement la défense d'un territoire, certains faits divers montrent la progression d'une ethnisation de certaines bandes et un début de communautarisme.

Ainsi, nous observons une rivalité plus que marquée entre certains groupes de jeunes originaires du Maghreb et d'autres composés de jeunes africains. Certains de nos interlocuteurs ont ainsi constaté une résurgence du phénomène Zulu. Mais ces oppositions sont, actuellement, quantitativement très limités et s'estompent quand arrive le moment de s'unir face aux personnes extérieures au quartier et notamment les forces de l'ordre.

Loin des gangs américains, les « bandes françaises » n'en sont pas moins attirées par leurs petites soeurs d'outre-Atlantique. Se développent ainsi, non des bandes, mais des cultures de bande : une même tenue vestimentaire, un langage identique, le culte de la musique rap ou hip hop, le concept de solidarité territoriale et, le rejet de l'État.

Deux éléments essentiels sont typiques de nos bandes hexagonales :
- l'attachement au territoire d'où découle,
- une solidarité très forte liant les habitants d'un même quartier face au « monde » extérieur.

Le territoire est l'élément fédérateur des jeunes des cités. En l'espèce, le territoire ne doit pas être compris comme l'État, mais comme une zone dans laquelle le jeune évolue et où se construit un sentiment communautaire entre pairs. Pour les jeunes des banlieues, le territoire, c'est le quartier, l'immeuble, voire la cage d'escaliers. Au lieu de se sentir membre de la société ou d'appartenir à la population d'une même Nation, les jeunes se regroupent autour de l'espace de la cité qui peut devenir, le cas échéant, le lieu et l'enjeu d'un conflit. Comme l'indique David Lepoutre105, « susceptible d'incursions et d'attaques ennemies, de vols ou même de saccages, il devient véritable territoire et doit être activement défendu et protégé par les membres des groupes de pairs ».

La cité est l'élément de référence et d'identification pour les jeunes. Ces derniers se définissent par rapport au lieu où ils résident. Ayant grandi dans le quartier, passant la majorité de leur temps libre sur les places publiques ou dans les halls, l'identité du jeune se construit autour de son quartier qui devient une « patrie ». On assiste à la création d'un « patriotisme de cité ».

Dans le cadre de sa fonction élective, l'auteur a pu se rendre compte à quel point la cité, ou plutôt certains groupes d'immeubles, était l'une des seules références des jeunes. Par exemple, lors de la construction de locaux pour les jeunes, l'emplacement de ces derniers a fait l'objet de vives discussions. Pour certains jeunes, il n'était pas question d'aller dans un local qui était situé sur le quartier d'en face, séparé par une simple rue. À écouter certains, il aurait fallu construire un local pour chaque immeuble. À l'occasion de plusieurs dialogues avec les jeunes, nous avons été frappés par leur discours basé principalement sur des critères territoriaux : « nous, on est du quartier nord ! », ou « on habite les Freycinet106, alors qu'eux ils sont des Mourinoux ! », etc.

La bande de jeunes précédemment évoquée est constituée autour du territoire. On appartient à un quartier, donc on fait partie de la bande de ce quartier. Ce qui est remarquable, c'est de voir à quel point le discours de ces jeunes est antinomique. D'un côté, ils sont attachés à leur quartier et ne vivent qu'en référence à celui-ci et, de l'autre côté, ils n'arrêtent pas de le dénigrer devant les autorités. Les revendications les plus courantes sont toutes liées au cadre de vie dans ces quartiers. Les jeunes auraient des comportements délinquants parce que l'environnement les y inciterait.

Dans le cadre de cette étude, l'auteur a vécu une expérience107 qui illustre parfaitement cette notion de territoire et de bande. Lors d'un séjour à la montagne, organisé par la Ville d'Asnières-sur-Seine, une trentaine de jeunes sont partis et l'auteur les a accompagnés. Certains d'entre eux habitaient le quartier nord de la ville (quartier classé zone urbaine sensible). La sélection avait été effectuée en réalisant un juste équilibre entre les différents quartiers de la commune. Trois cas de jeunes réputés comme des « durs à cuire » avaient été signalés. Nous étions partis du principe que ceux-ci, en minorité, se fonderaient dans la masse et qu'ils se plieraient aux règles de la majorité. Que nennis. Quelle n'a pas été notre surprise, quand deux jours après notre arrivée, nous avons vu débarquer une quinzaine d'autres jeunes du même quartier. Alors que le leitmotiv des trois premiers jeunes tournait autour de leur volonté de quitter leur quartier, de connaître de nouveaux jeunes et de sortir de leur quotidien, leur première action - préméditée bien entendu - a été de faire venir leurs copains. Dès cet instant, l'étage de l'hôtel où séjournait notre groupe, s'est transformé en cage d'escalier de leur cité d'origine. Squat de l'espace public, comportement incivil, non respect des règles, etc. : l'effet de groupe, ainsi que la présence de jeunes d'autres cités de l'agglomération parisienne, ont eu pour conséquence un transport des comportements de la cité vers un autre lieu. Ayant pour volonté affichée de quitter leur « ghetto », les jeunes l'ont reconstitué à un autre endroit en s'excluant du monde extérieur par des comportements asociaux, voire délictueux. Constatation pouvant prêter à sourire, si elle n'était pas révélatrice de situations plus qu'alarmantes.

Le territoire entraîne également une forte solidarité chez les habitants, et notamment chez les jeunes, d'un même quartier ou d'un même immeuble. Cette solidarité et cette identification au territoire sont telles qu'elles conduisent à une appropriation de l'espace public. Toute personne étrangère au territoire est bannie, considérée comme un ennemi ou un intrus. Ces quartiers ne sont donc pas des ghettos voulus par des personnes extérieures, mais construits par ceux qui y demeurent.

Pour comprendre le phénomène des violences urbaines, l'approche territoriale est primordiale. Ainsi, de nombreux faits auront pour cause la défense du territoire face aux intrus. Celle-ci se concrétisera par un rejet de tous ceux qui n'appartiennent pas au quartier, mais également par une solidarité extrême entre les jeunes du même quartier. Si un jeune est pris à parti par les forces de l'ordre ou par des jeunes d'autres quartiers, peu importe ce qu'il aura fait, les jeunes de son quartier se porteront immédiatement à son « secours ».

Dans le même ordre d'idée, cette appropriation de l'espace public se retrouvera dans le comportement incivil de nombreux jeunes. Se sentant maître de leur quartier, supportés par la solidarité et l'effet de groupe, les jeunes n'hésitent plus à instaurer leurs propres règles au sein du quartier.

Paradoxalement (une fois n'est pas coutume), ces jeunes qui n'évoluent qu'en référence à leur quartier sont les premiers à le dégrader. Les détériorations de biens publics, les souillures de bâtiments, etc., sont commises par les jeunes au sein même de leur quartier. D'un côté on vilipende l'environnement, de l'autre on participe de sa dégradation.

Si la cité est la seule référence spatiale de l'adolescent des cités, ce dernier a cependant pris conscience de l'importance d'autres lieux tels, que les transports en commun ou les centres commerciaux. Les transports en commun, passage obligé d'un territoire à un autre, de la cité au monde extérieur, sont des vecteurs de la délinquance urbaine. Les centres commerciaux, lieux de profusion où s'étale une société de consommation dont certains jeunes se sentent exclus, sont des cibles faciles permettant d'assouvir son désir de possession. Frustration et jalousie seront alors les moteurs d'une attitude provocatrice dans ces zones où l'anonymat favorise l'impunité.

Les caractéristiques des auteurs des violences urbaines sont des éléments indispensables à la compréhension du passage à l'acte. La bande et le territoire sont des notions essentielles expliquant une bonne partie du comportement des auteurs. Mais, dans une logique préventive, l'analyse de l'acte demeure notre principal objectif.
 

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93 Aidée en cela par la production cinématographique.
94 Définition du dictionnaire « Le Robert ».
95 Michel Fize, sociologue, est chercheur au C.N.R.S. Il a été nommé en juin 1995 Conseiller Technique chargé de la Jeunesse au Ministère de la Jeunesse et des Sports. Cf. Article « Les bandes » in Revue d'Etudes et d'Informations de la Gendarmerie Nationale, 4ème trimestre 1995, N° 179, p.26
96 Jean Chazal, « L'enfance et la jeunesse délinquante », Que sais-je n° 563, P.U.F., Mai 1993, p.50
97 On retrouve le descriptif individuel du jeune auteur de violences urbaines.
98 Adil Jazouli, Rapport sur « Les jeunes des banlieues, violences et intégration : le dilemme français », Etude exploratoire pour le compte du Fonds d'Action Sociale, Extraits de la seconde partie du rapport, décembre 1990.
99 Entretien avec l'auteur.
100 Expression des jeunes signifiant que l'on s'ennuie.
101 Rapport déjà cité.
102 Affirmation contestable. La défense ou la conquête d'un territoire est une des principales motivations des auteurs de violences urbaines.
103 Adil Jazouli, rapport déjà cité.
104 Entretien avec l'auteur.
105 David Lepoutre est chargé de cours en ethnologie à l'université Lille III et de Paris XIII. Il a vécu deux ans à la cité des Quatre-Mille, à La Courneuve (Seine-Saint-Denis) et enseigné sept ans dans un collège de cette même commune. Voir son livre « Coeur de banlieue : codes, rites et langages », Odile Jacob, 1997, p.34
106 Nom d'une rue de la commune d'Asnières-sur-Seine (92).
107 Expérience évoquée à plusieurs reprises.