Les Boryokudan dans la sphère économique japonaise

« Les Yakuza sont en train d'envahir le monde des affaires comme un cancer »52

 

 
 

Introduction du chapitre

Au début des années 80, la pègre nippone commence à s'intéresser au monde des affaires licites. Au cours de la décennie, la tendance est à la spéculation sur l'archipel. Les grandes entreprises utilisent les bénéfices qu'elles accumulent pour financer des investissements multiples. Les banques assistent au gonflement spectaculaire des fonds sur leurs comptes. Toujours plus avides de gains, elles décident d'approvisionner le secteur immobilier. Les prix, dans ce domaine, grimpent prodigieusement, atteignant des niveaux démesurés. C'est le cas du parc du Palais Impérial de Tokyo, dont la valeur est alors égale à l'ensemble des biens immobiliers du Canada.53 Les Yakuza, profitent de la période spéculative pour s'enrichir, acquérir les connaissances légales nécessaires dans le secteur immobilier et y prendre pied. Ils montent sociétés sur sociétés et deviennent de véritables entrepreneurs. Cette nouvelle génération de malfrats est moins excentrique que ses aînés; elle est avant tout à la recherche de pouvoir et d'argent. Ses membres utilisent tous les moyens possibles pour y parvenir, y compris les formes de violence les plus extrêmes. A la fin des année 90, la bourse s'écroule et le Japon entre alors dans une récession profonde. En 1992, l'indice Nikkei accuse une chute de 14 000 points54 (1/3 de ce qu'il était deux ans auparavant). Au début de la décennie 90, les Yakuza sont partie prenante du monde de «l'économie casino». Cette «gangrène» est mise en lumière par la vague de scandales qui s'abat sur l'archipel à la fin des années 90. Les spécialistes de la criminalité organisée estiment, à l'époque, que les Yakuza impliqués dans les activités économiques (Sokaiya) sont en grande partie responsables de la crise.

 

 
 

La crise financière japonaise55

La crise du système financier des années 80 est un exemple flagrant des relations qui unissent la sphère économique, le système politique et le monde de la pègre nippone. L'éclatement de la bulle boursière et immobilière révèle un élément : le système financier du Japon recèle un volume important de créances le plus souvent irrécouvrables. En juillet 1995, leur montant détenu par les banques, né de l'éclatement de la bulle économique, est estimé à 500 milliards de dollars par le ministère des finances. En 1997, certains experts évaluent ce chiffre à plus de 1000 milliards de dollars. Quel que soit le chiffre véritable, tout le monde s'accorde sur un point : entre 30% et 40% des créances douteuses sont issues de prêts accordés directement ou indirectement aux Boryokudan.

Les années 80 : période de prospérité

Les années 80 sont une période de prospérité pour l'archipel nippon. Certains spécialistes en attribuent le résultat, à la formidable entente unissant les milieux politiques, les milieux d'affaires et ceux de la mafia nippone. Le Japon reçoit tellement de fonds qu'il ne peut pas tous les utiliser de manière productive. La bulle économique qui est issue du phénomène permet aux Yakuza de déplacer leurs activités sur les marchés "licites".

Cette euphorie entraîne une course effrénée aux titres boursiers. Tous les acteurs économiques y participent : les banques, les compagnies d'assurance, les sociétés industrielles, et les organismes de crédit immobilier (Jusen). Les particuliers placent également leur épargne en bourse. Ce choix s'explique par une progression plus rapide des valeurs boursières, par rapport aux taux d'intérêts qu'offrent les organismes financiers à l'époque : les taux sont fixés par le ministère des finances à des niveaux particulièrement bas, autour de 2%, et ceci dans l'objectif de limiter le coût des prêts bancaires aux entreprises. L'euphorie boursière est d'autant plus intense, que jusqu'au début de la décennie 80, il est particulièrement difficile pour les particuliers d'obtenir des prêts auprès de leurs banques.56

Comportement des acteurs économiques sur le marché de la bourse (Kabuto-cho) depuis le début du XIXe siècle, jusqu'aux années 80

Les particuliers

Investir de l'argent en bourse, plutôt que de le déposer à la banque, est un comportement nouveau au Japon. Le réflexe traditionnel des particuliers a, jusqu'ici, été de placer leur épargne à la banque, considérée comme plus sûre. L'épargne représente pour eux la sécurité; elle est destinée à des dépenses imprévues (accidents, maladie...), mais aussi à des dépenses futures ou possibles (école pour les enfants, dépenses pour les mariages, l'achat d'un appartement ou d'une maison). En outre, la bourse est perçue par les populations comme un centre d'activités dominé par les milieux interlopes.

Les entreprises

Après leur entrée en bourse en 1902, les entreprises ont préféré confier leur argent aux banquiers, plutôt que d'émettre des titres. Au-delà de la sécurité que les banques leur assuraient, ce choix permettait aux grands managers de ne pas affronter les questions qu'auraient pu poser les actionnaires. Les entreprises préféraient également les participations croisées (les entreprises achètent des titres ou se les échangent). Ces titres, qu'elles conservaient sur de longues périodes, leur permettaient d'instaurer de bonnes relations avec les autres entreprises et d'assurer la stabilité.

Changement de comportement pendant la période d'euphorie.

Pendant la période d'euphorie des années 80, la crainte des entreprises et des particuliers vis à vis des placements boursiers, s'estompe. Les entreprises bénéficiaires ne dépendent plus autant des banques, et elles s'intéressent de plus près aux possibilités de gains qu'offre la bourse. La spéculation n'est plus considérée comme dangereuse; elle devient au contraire courante, et presque naturelle. Les banques exploitent également cette période pour avancer d'importantes sommes d'argent qu'elles savent destinées à des opérations spéculatives.

Les particuliers

Les particuliers profitent de la manne, et investissent leur épargne en titres boursiers, les comptes bancaires et postaux n'étant plus aussi attractifs.

Les entreprises

Les entreprises contractent des emprunts auprès des organismes financiers, sur garantie de croissance des prix de leurs terrains, ou des actions d'entreprises qu'elles possèdent.

Les Yakuza, quant à eux, utilisent cette période de course effrénée à la spéculation pour s'emparer d'une grande partie du marché immobilier.

Eclatement de la bulle immobilière et boursière

En 1989, la guerre du Golfe éclate. Les années qui suivent voient un recul de l'économie américaine, et le début d'une politique japonaise de déflation. La combinaison de ces éléments est à l'origine de la crise financière japonaise. La récession débouche sur une baisse des profits des entreprises qui se traduit, à la bourse, par une chute des cours. Le phénomène incite les sociétés à se débarrasser des actifs financiers et immobiliers qu'elles détiennent dans leurs portefeuilles, accélérant ainsi leur dépréciation. Mises en difficulté, elles ne sont plus capables de rembourser leurs prêts aux établissements bancaires. Au lieu d'obliger les mauvais payeurs à faire faillite, les banques s'engagent dans un engrenage dangereux, prêtant encore de l'argent, accumulant ainsi les mauvaises créances. En 1992, l'éclatement de la bulle immobilière à la suite de celui de la bulle financière, plonge le Japon en état de choc. Les nippons découvrent alors l'implication des Yakuza dans le monde légal des affaires. L'Agence nationale de la police révèle que ceux-ci sont responsables d'un minimum de 30% des créances irrécouvrables que les banques détiennent.

Diverses réactions face à l'éclatement de la bulle spéculative

Les autorités japonaises

En 1992, les autorités nippones promulguent la première loi antigang qui complète celle de 1990 concernant le blanchiment d'argent. L'initiative reste, malgré tout, très limitée (cf. supra), face à l'ampleur des problèmes financiers. Le ministère des finances (MOF), n'intervient véritablement qu'en 1994, après la propagation de la crise, et la mise en faillite de nombreux organismes de crédit et de marché. Au moment de l'effondrement des prix, les plus grandes maisons de crédit immobilier (jusen), s'écroulent. L'Etat japonais doit alors débourser près de 700 milliards de yens pour faire face à la tourmente. Dans le même temps, la pègre nippone met tout en _uvre pour bloquer le recouvrement des créances, annulant ainsi les possibilités d'un assainissement rapide des marchés. Un exemple concret de ce phénomène est celui de la Coopérative Credit Purchasing Co. Créée, en 1993, par 162 institutions financières pour récupérer l'essentiel des mauvaises créances de leurs clients (près de 100 milliards de dollars), en 1996, cet organisme n'en a recouvré que 4%. L'intervention plutôt molle de l'administration japonaise, s'explique par une ancienne habitude : elle voit en effet les bureaucrates se reclasser en conseillers d'entreprises après leur départ en retraite. Cette volonté de se reconvertir et de retrouver un emploi, les pousse à se montrer très tolérants devant des pratiques parfois douteuses. La population japonaise n'est toutefois pas dupe. Dès le début des années 90, des sondages révèlent ses griefs à l'égard du MoF (Ministry of Finance) à deux titres: tout d'abord, l'incapacité de ses responsables à stopper l'hécatombe financière; ensuite, l'augmentation du volume des créances douteuses, passées de trente milliards de dollars à plus de cent milliards de dollars entre 1991 et 1998. Autre sujet d'inquiétude dans la population : les révélations sur les liens entre les Yakuza, les milieux politiques et les milieux d'affaires dans la crise.

Les entreprises

En 1991, la Fédération des organisations économiques publie un texte demandant à ses membres de rompre le plus rapidement possible leurs liens avec les Yakuza. Quelques mois plus tard, la fédération met en place un conseil de liaison chargé des relations avec la police.

Les banques

La fédération des associations bancaires crée, au cours de la même période, une commission ad hoc, dont la mission est d'éradiquer le phénomène Yakuza de la sphère financière.

 

 
 

La pègre gangrène l'économie nippone57

Les Jusen : organismes de crédits immobiliers

C'est à la fin des années 80 que le marché de l'immobilier devient l'un des domaines privilégiés d'action des Yakuza. Le secteur immobilier, première victime de la bulle spéculative se retrouve ainsi, dix ans plus tard, avec des montagnes de créances douteuses. Les spécialistes de la finance criminelle en attribuent 40% aux Yakuza. La débâcle est telle qu'un haut fonctionnaire de la police nippone parle également de « récession Yakuza »58 pour désigner la crise économique dans laquelle est entraîné le Japon.

Créés dans les années 60-70, les Jusen, organismes de crédits immobiliers, sont au c_ur de la tourmente économique qui frappe le Japon à la fin des années 1980. Ils ont, à l'origine, été fondés par les banques, afin de faciliter l'accès à la propriété pour les citoyens. Par la suite, leurs prérogatives ont été étendues bien au-delà de cette mission. Comme de nombreuses institutions financières, pendant la période d'euphorie boursière, les Jusen se sont lancés dans la spéculation : en 1986, leurs sept plus grandes sociétés accumulent plus de 8 400 milliards de yens de bénéfices. La crise financière met un terme à cette situation. En faillite, ils entraînent les banques dans leur chute, ces dernières leur ayant consenti d'importants prêts pendant des années,. Devant cette débâcle, le gouvernement japonais tente de faire face et propose, en 1997, un plan de liquidation. Ce plan s'adresse d'abord, aux banques auxquelles il demande d'éponger une partie du passif de ces maisons de crédits immobiliers. Il fait ensuite appel aux contribuables, malgré leur réticence. A l'époque, en effet, le gouvernement japonais essuie les feux de la critique. Le public nippon remet en cause l'intégrité de ses dirigeants, de son premier ministre, du ministère des finances (Ichiro Ozawa ministre de 1989 à 1991). Aux yeux des contribuables, les autorités nippones sont responsables de la crise économique. En outre, comme le public l'a appris, les principaux bénéficiaires des plans gouvernementaux sont des établissements de crédit, directement ou indirectement liés aux milieux mafieux, eux-mêmes très proches du Parti Libéral Démocrate (dont le président est le premier ministre Ryutaro Hashimoto en personne). L'Etat nippon s'engage alors à reprendre la moitié de la facture à sa charge, l'autre moitié étant laissée à celle de la communauté bancaire. Le montant des dettes s'élève à 1000 milliards de yens pour l'Etat qui doit également éponger d'autres pertes chiffrées à 1200 milliards de yens, sans oublier les dettes des coopératives agricoles (4.5%)59. Les créances douteuses se situent entre 6400 et 7600 milliards de yens.

Le plan de liquidation proposé par le gouvernement japonais pour résoudre la crise économique des Jusen.

Un organisme de sauvetage bancaire

Le plan de liquidation soulève le problème de la solvabilité des banques. Elles sont toujours en déficit, à la fin du mois de mars 1996, lors de la clôture de l'exercice, ayant dû renoncer à se faire rembourser 5200 milliards de yens. Les coopératives agricoles sont également obligées de tirer un trait sur les 530 milliards de yens de mauvaises créances qui leur sont dues. Le gouvernement décide alors de pallier le déficit bancaire, en créant un organisme qui héritera de l'actif et du passif des maisons de crédit immobilier. La création de cette entité de «sauvetage» bancaire est accélérée par la mise en faillite de la première coopérative de crédit du pays. Cette institution présente en effet un passif de 960 milliards de yens. L'Etat maintient sa volonté d'assainir le système financier. Outre la prise en charge d'une facture d'impayés, chiffrée à 1000 milliards de yens, ses dirigeants promettent qu'il assumera également les pertes futures liées aux créances douteuses. La facture attribuée aux contribuables est, elle, estimée à 1200 milliards de yens, soit près de 500 francs par contribuable. Des spécialistes de la finance, pensent, à l'époque, que ce montant est largement sous estimé et qu'il se chiffre plutôt aux alentours des 2000 milliards de yens. Le public est cependant peu enclin à payer une dette qu'il sait être liée aux milieux interlopes et le fruit de la spéculation effrénée de la fin la décennie 80. Le gouvernement tente néanmoins de calmer les esprits, en promettant de faire tout ce qu'il peut pour utiliser les moyens légaux - son objectif déclaré étant d'assurer le remboursement d'un maximum de créances douteuses et de retrouver les responsables de la faillite des Jusen. L'outil de cette double démarche doit être un organisme de sauvetage, fondé sur le modèle américain de la Resolution Trust Corporation (RTC).

La Jusen Resolution Trust

L'organisme japonais (Jusen Resolution Trust Corp) chargé du recouvrement est programmé pour durer entre 10 et 15 ans. Le délai peut laisser songeur quant à l'efficacité des autorités nippones, mais il s'explique, en partie, par l'ancienneté du système financier hérité de la seconde guerre mondiale. L'organisme de sauvetage doit fonctionner selon les mêmes principes que la RTC. C'est à dire qu'il reprendra les institutions en mauvaise posture, y compris les sociétés de financement immobilier et la Tokyo Kyodo Bank (une institution créée pour reprendre deux autres coopératives de crédit en faillite). La JRTC sera chargée de liquider ces institutions au plus offrant, la technique étant conçue pour permettre de minimiser la facture à payer par les contribuables, la communauté bancaire et les collectivités locales. La Jusen Resolution Trust Corp (JRTC) compte parmi ses membres dix hauts fonctionnaires de police spécialisés dans la lutte antigang. Dans le même temps, les 21 plus grosses banques japonaises sont invitées à émettre des titres pour maintenir le niveau de leurs fonds propres aux normes internationales. Les autorités nippones mettent également en place des mesures fiscales pour soutenir les banques et les aider à couvrir leurs mauvaises créances.

Les perspectives de la JRTC

Dès le mois février 1996, le Jusen Resolution Trust Corp (JRTC) se heurte à des obstacles de taille. Les membres participant au JRTC viennent d'univers professionnels différents : police, magistrature, et fonctionnaires du ministère de la finance. Ces trois corps sont peu habitués à coopérer. La magistrature est, en outre, peu désireuse de se séparer de brillants éléments dont la formation initiale n'inclue pas, le recouvrement de créances (propos d'un magistrat dans l'hebdomadaire Aera ). La coopération entre les polices locales et le JRTC s'avère difficile - compliquée par des conflits entre les polices des différentes préfectures du Japon. Enfin, les inspecteurs financiers n'ont, jusqu'alors, jamais eu besoin de travailler avec la justice, et regrettent leur place au ministère de l'économie. L'apurement du système financier se transforme ainsi en exercice d'autant plus périlleux que le Japon n'a aucune expérience en matière de lutte à grande échelle contre la criminalité organisée.

L'échec de la Jusen Resolution Trust Corp

Les obstacles précités entraînent l'échec de la JRTC. Le 11 mars 1997, le Conseil des ministres décide alors d'adopter la réforme financière proposée par le gouvernement en 1996. Cette réforme, qui comporte quatre projets de loi, doit encore être présentée devant le Parlement. Elle a pour but de réformer le ministère des finances et la Banque du Japon (BOJ). Cette dernière ne sera plus sous le contrôle du MOF, mais sous celui d'une commission bancaire indépendante, elle-même supervisée par les services du premier ministre. La commission bénéficiera d'une tutelle partielle des coopératives agricoles (les coopératives agricoles étaient précédemment sous la direction du ministère de l `agriculture).

Les réactions à l'égard du plan de sauvetage

Le scandale des Jusen déclenche les protestations les plus vives dans l'opinion publique japonaise. Celle-ci se déclare éc_urée par l'absurdité des dispositions officielles prises pour organiser le sauvetage de ces institutions. Les mesures arrêtées remettent en cause les compétence de l'Etat et celles du Ministère des finances, dont les citoyens demandent la restructuration. Cette période marque le début d'une véritable "guerre" de la population contre ses dirigeants. La fureur du public est encore attisée par les révélations de 1996, dévoilant l'alliance entre le ministère des finances et le ministère de l'agriculture : un accord secret aurait en effet été passé en 1993, concernant les Jusen; ses termes prévoyaient, qu'en cas de problème de créances de ces établissements, la responsabilité en incomberait à la BOJ qui devrait alors assurer la majeure partie du financement.

Les méthodes employées par les Yakuza dans le marché de l'immobilier : plusieurs exemples60

Au cours des années 80, de nombreux promoteurs immobiliers sollicitent l'aide des Yakuza pour expulser les occupants d'immeubles qu'ils souhaitent mettre en vente. Une fois l'éviction réalisée, les Yakuza investissent les lieux et accrochent des enseignes prouvant leur implication dans l'opération. L'objectif est de saboter les ventes organisées par les banques. Ils n'ont d'ailleurs pas toujours besoin de recourir à ce subterfuge, car les banques hésitent à engager des ventes judiciaires - les tribunaux surchargés mettant plus de deux ans pour régler ces affaires. Lorsque néanmoins les Yakuza interviennent, peu de clients se présentent pour faire des offres d'achat d'immeubles. Le plus souvent, les offreurs appartiennent eux-mêmes au milieu de la pègre. Les Yakuza rachètent alors la propriété à très bon prix, à moins que l'un de leurs confrères ne fasse une offre plus intéressante. De cette façon, aucune vente aux enchères de ce type ne peut être organisée dans les règles de l'art.

Parmi les différentes formes d'occupations illégitimes, il existe une grande variété de cas. Plusieurs exemples sont fournis ci-après :

Le tenancier d'un snack-bar situé dans un immeuble hypothéqué, peut voir son magasin fermé en cas de vente. Ce locataire, pour qui la vente est synonyme de faillite, est prêt à tout pour éviter une telle situation. Il fera alors appel à la pègre.

Des gangsters se portent acquéreurs d'immeubles mis en vente aux enchères (à bon marché) pour les revendre ensuite au triple de leur prix. On découvre alors que l'achat a été réalisé avant que la vente aux enchères n'ait eu lieu.

Des personnes, incapables de rembourser leurs emprunts immobiliers, emploient très souvent les Yakuza pour qu'ils les représentent auprès des institutions bancaires. Ces derniers profitent de la situation pour occuper les lieux hypothéqués qui seront mis en vente.

Les Yakuza utilisent également les négociations avec les institutions bancaires pour offrir aux banquiers de multiples avantages (voyages à l'étranger) en échange de financements. Dans le cas d'un refus, les sentences des Yakuza sont très lourdes. Les représailles peuvent aller jusqu'au meurtre, comme le démontre l'assassinat du directeur de la banque Sumitomo.

Les Yakuza utilisent le chantage. Ils menacent les banquiers de dévoiler les fraudes de leur établissement aux autorités de la banque centrale, au ministère des finances, et aux média. On présume que la résistance des banquiers aux pressions de la pègre sont faibles - des précédents ayant prouvé qu'ils estimaient ne pas être suffisamment payés pour risquer leur vie.

Tirant la conclusion de ces pratiques, le manager d'une grande banque nippone souligne que traiter avec la pègre signifie inévitablement être volé! 61

Les Yakuza clament leur innocence dans l'affaire des Jusen.62

Takayama, quatrième «parrain» du syndicat du crime Aizu Kotetsu, déclare en 1996 à la presse, qu'il est impossible qu'une société détenue ou affiliée à la pègre puisse faire partie d'une société débitrice des Jusen. Takayama affirme qu'aucune compagnie appartenant à un Yakuza ou affiliée à la pègre n'a pu contracter d'emprunt, et qu'aucun nom n'apparaît sur les listes des compagnies débitrices de Kyoto. Hajime Takano, le journaliste qui l'interroge, cite cependant au chef Yakuza le nom de nombreuses sociétés de Kyoto ayant d'importantes dettes liées à l'immobilier, parmi lesquelles le Yasaka Group (¥27.2 milliards ), Takayama Bussan (¥19.5 milliards), Nihon Kogyo (¥25.3 milliards), Kyoto Tsushinki Kensetsu Kogyo (¥13.2 Milliards), Pexim (¥17.9 milliards), Kyoto Juken (¥12.4 milliards) et le Kubota Group (¥13 milliards).

Le "parrain" Takayama reprend alors plusieurs de ces exemples pour démontrer leur manque de pertinence. Ses arguments sont les suivants :

- Takayama Bussan, tout d'abord, est une société spécialisée dans le Pachinko et de ce fait, Takayama ne voit pas pourquoi, alors qu'elle dispose d'importants fonds propres, elle aurait été amenée à contracter des prêts immobiliers,

- la société Nihon Kogyo, quant à elle, appartient à un certain Oyama, un coréen naturalisé japonais qui n'est pas un Yakuza. C'est grâce à des contacts avec les milieux politiques et le mouvement de l'opposition Shinshito, que Nihon Kogyo a pu obtenir des avantages de la Japan Housing Corporation.

- la société Kyoto Tsushinki Kensetsu Kogyo, enfin, est dirigée par Uesugi Masaya, le frère de Uesugi Saichiro président de la Ligue de Libération du Burako63. Si cette société a pu emprunter autant d'argent, c'est en raison de la proximité de son président avec les membres de Burako, et de l'inconscience des banquiers.

Takayama admet toutefois que des liens existent entre les Yakuza, les banques et les entreprises. Les seconds recourent parfois aux services des premiers pour faire expulser de force certains locataires réticents à évacuer des immeubles destinés à la vente. Mais il précise que, jamais, aucun Yakuza n'a occupé de logement illégalement. Il souligne, en outre, que lorsque les Yakuza consentent des prêts, ils s'assurent de la solvabilité de leurs emprunteurs. Et si jamais des Yakuza troublent la vie des autres locataires, les propriétaires des immeubles ont la possibilité de faire expulser les occupants. La loi antigang prévoit, en effet que, dans les cas de perturbation de la paix par des Yakuza, l'expulsion par la force est autorisée. Pour toutes ces raisons, Takayama estime qu'il faut juger séparément les relations Jusen-emprunteurs et les relations entreprises-Yakuza. Si les Yakuza sont fiers d'être partie prenante de la société, ils ne veulent cependant pas être des boucs émissaires, destinés à faire oublier les liens de connivence étroits et opaques entre les banques et les Jusen.

d) - Les risques, si les banques ne parviennent pas a surmonter leurs dettes, sont lourds de conséquences.

La sphère financière nippone, tout entière, a été touchée par l'éclatement de la bulle spéculative (créances irrécouvrables) et devra en supporter les conséquences pendant plusieurs années. Le phénomène concerne, outre le Japon, les investisseurs étrangers comme Ernst & Young, Merrill Lynch, Morgan Stanley, Goldman Sachs et d'autres encore, qui ont prévu d'investir près de 20 milliards de dollars dans des portefeuilles de mauvaises créances. Les Japonais en retour, espèrent bénéficier - en supplément des avantages financiers - du savoir-faire des américains en matière de liquidation de créances irrécouvrables. Les autorités américaines sont à la fois ravies de la pénétration de ces investisseurs dans la vie économique nippone, mais également inquiètes des risques possibles de conflits avec les syndicats du crime locaux. C'est un événement dans l'histoire économique japonaise, car c'est en effet la première fois que le Japon s'ouvre aux sociétés d'investissement étrangères. Cette ouverture présente néanmoins un risque notable, et certains spécialistes pensent que les ennuis ont déjà commencé pour les sociétés d'investissement étrangères. Les Yakuza sont soupçonnés d'avoir incendié, à Tokyo, en novembre 1998, le bureau du groupe agroalimentaire américain Cargill, l'un des précurseurs en matière de rachat de créances douteuses. Le quotidien britannique Financial Times cite également le cas de plusieurs enquêteurs de Kroll Associates (cabinet spécialisé dans le renseignement international), attaqués alors qu'il faisaient des recherches sur des biens immobiliers pour le compte d'acheteurs potentiels américains.

Les investisseurs étrangers qui rachètent des titres, ont parfois la mauvaise surprise de découvrir qu'ils sont liés aux Yakuza. Ainsi les gestionnaires de fonds de pension de Sacramento ou de Sarasota, ont appris qu'ils étaient en possession de titres de maisons closes d'Osaka dirigées par les Boryokudan locaux. L'ancien dirigeant du FBI Harry Godfrey Kroll a découvert que, sur 49 prêts d'un portefeuille, 40% avaient été accordés à des emprunteurs liés à la pègre, et que 25% de ces personnages avaient un lourd casier judiciaire. Les investisseurs étrangers se sont vus également proposer un portefeuille de la Mitsui Trust & Banking Corporation. Composé de 108 propriétés, ce portefeuille a montré, après vérification, que 13 d'entre elles étaient détenues par Azabu, société très connue de la justice japonaise. Son président Kitaro Watanabe avait passé deux ans en prison pour avoir détourné 18 millions de dollars.

A la fin des années 90, le bilan financier japonais est lourd, et la crise économique japonaise a eu d'importantes répercussions, parfois inattendues. Les liquidations des créances douteuses ne se sont pas déroulées comme prévu, les créances sont irrévocables, la panique s'est installée dans les milieux bancaires, et la majorité des faillites ont été prises en charge par des malfrats soutenus par des Yakuza peu ordinaires, les Jiken-ya ( spécialistes des incendies). L'ancien directeur de l'Agence nationale de Police, M. Raisuke Mikawi estime ainsi que 10% des créances douteuses des banques et des organismes de crédit du Japon sont imputables aux Yakuza et que 30% supplémentaires de ces créances ont des liens probables avec le crime organisé. Ces chiffres situent, selon lui, le montant des dettes non recouvrables des gangsters entre 75 et 300 milliards de dollars, soit 6,5% du PIB de 199664. Pour certains experts de la criminalité organisée, la durée exceptionnelle de la crise japonaise, malgré les multiples plans de relance gouvernementaux, ne se comprend qu'en intégrant la dimension du blanchiment et l'activité des réseaux criminels65.

e) Un autre aspect des Yakuza dans le secteur immobilier.

Depuis l'éclatement de la bulle, les Yakuza ne parviennent plus à faire autant de profits. Cependant, les connaissances acquises et leur réseau relationnel, leur ont permis de continuer à conduire des affaires dans le secteur immobilier, mais cette fois en qualité de «spécialistes, négociants de la dévaluation de biens immobiliers». En raison de la récession, les prix dans le secteur se sont effondrés. Pour autant, les promoteurs et les entreprises immobilières n'ont pas cessé de vouloir acquérir des terrains. Le rôle des Yakuza spécialistes de la dévaluation, a alors consisté à faire baisser les prix jusqu'au niveau le plus bas possible. Mais il ne s'est pas limité à cela. C'est un service complet qu'ils ont offert et qui a pris en charge, en sus de la baisse du prix du terrain, la remise de l'actif immobilier sur le marché - un processus assuré par une équipe chargée de répartir les actions entre les sociétés de financement, l'investisseur, et la société chargée de la revente.

Pendant la période de scandales des Jusen, plusieurs dirigeants d'entreprises (Sueno Kenichi, président de la Sueno Kosan, Sasaki Kichinosuke, président de la Togensha) ont été arrêtés pour avoir emprunté de l'argent illégalement. D'autres ont dissimulé l'argent qu'ils avaient détourné grâce à des prêts contractés auprès des Jusen. Toutes ces affaires portaient la marque des Yakuza.

Les Sokaiya

Les «Sokaiya», connus pour leurs actions de racket en entreprise, sont des maîtres chanteurs professionnels. Pour entretenir leur image de marque au Japon, ils s'efforcent de perpétuer le mythe d'une confrérie préoccupée d'harmonie sociale, attachée avant tout à éviter les humiliations publiques de personnages importants. Ces gangsters ont exercé leur activité de manière totalement légale jusqu'à la réforme du Code du Commerce en 1982, et presque de façon officielle jusqu'en 1992. Les Sokaiya se composent essentiellement de membres des Boryokudan spécialisés dans le crime financier. Ils se livrent également à l'usure et au blanchiment de l'argent sale, par le biais de placements sur les marchés immobilier et financier. Pour recycler l'argent issu d'activités illicites, les Sokaiya tirent parti de leur situation d'actionnaires dans les sociétés, ainsi que de leurs nombreuses complicités dans les cercles du pouvoir et de la finance. Ils forment des Kaishime - associations de spéculateurs qui opèrent sous des noms différents et achètent de grandes quantités d'actions - le but étant de faire pression sur des dirigeants des groupes japonais et de spéculer.

Evolution des Sokaiya dans le temps

Selon certains spécialistes, les Sokaiya descendraient des Rônin, ces guerriers qui, pendant l'ère Meiji, exerçaient des fonctions de vigiles.

Les Sokaiya au début du XIXe siècle

L'origine des Sokaiya contemporains remonte au début du XIXe siècle. C'est une période où les sociétés japonaises émettent leurs premiers titres sur le marché boursier. Le plus souvent, ces entreprises appartiennent à un particulier ou à une famille. A cette époque, la presse commence à mentionner les Sokaiya dans ses colonnes. Ils sont employés par les dirigeants des entreprises comme « porteurs de gages spéciaux » et prennent part aux assemblées générales des actionnaires. Ils sont chargés du bon déroulement de ces assemblées annuelles, et canalisent les éléments perturbateurs. Ils doivent également bloquer les questions que peuvent poser des actionnaires sur des sujets susceptibles de mettre les dirigeants d'entreprises dans une position embarrassante.

Les Sokaiya dans les années 60

Au cours des années 60, le nombre de malfrats spécialistes du racket s'accroît fortement, et par la même, le «parasitisme financier» dans son ensemble. Les conseils d'administration sont victimes des activités des Sokaiya. En dehors du service traditionnel que ceux-ci accomplissent pour les entreprises, ils en profitent également pour faire chanter les dirigeants. Ils réalisent en effet qu'il y a d'énormes possibilités de gain dans ce domaine, et que le racket peut être encore plus rémunérateur que leurs activités de base. Ils deviennent, pour reprendre l'expression de Philippe Pons, « les chiens de garde » des conseils d'administration. En y participant, les malfrats obtiennent des informations confidentielles sur les entreprises. Ce sont très souvent des révélations compromettantes, qui, si elles venaient à être divulguées, remettraient en cause le devenir des sociétés. Les Sokaiya utilisent alors ces informations et menacent les dirigeants d'entreprises de les transmettre aux actionnaires s'ils refusent d'acheter leur silence. Et lorsque les entreprises sont saines, les Sokaiya vont jusqu'à faire fouiller les poubelles de leurs dirigeants, comme le font des «paparazzi» dans les poubelles des stars. Les entreprises sont alors prises dans un cercle vicieux duquel elles ne peuvent plus s'extraire : d'un côté, elles ne peuvent se passer des services des Sokaiya qui font taire les actionnaires trop remuants; de l'autre, elles ne peuvent porter plainte contre la pègre, pour le chantage dont elles sont victimes.

Les Sokaiya dans les années 70

Au cours des années 70, les Sokaiya passent systématiquement sous la coupe des grandes organisations criminelles japonaises. Les Sokaiya sont de plus en plus violents dans leurs actions. En 1970, le groupe chimique Chisso aurait demandé l'intervention des Sokaiya pour empêcher les victimes de la pollution au mercure de la baie de Minamata de protester en assemblée générale. Ce scandale est d'autant plus marquant quand on sait que cette intervention n'aura duré que quelques minutes, juste le temps nécessaire pour passer à tabac les porte-parole des victimes, et cela sans que la police intervienne 66.

Les Sokaiya dans les années 80

Dans les années 80, les Sokaiya deviennent un élément à part entière de la vie des affaires nippones. Le phénomène ne cesse de se développer jusqu'à ces dernières années. Grâce à divers appuis dans les milieux politiques et financiers, les "Sokaiyas-Yakuza" pénètrent les plus hautes sphères du marché boursier. Nabid Mohavedi, un spécialiste de la finance criminelle, pense que, dès le milieu des années 80, « la quantité de fraudes a dépassé tous les seuils de tolérance et mené à la démission, des présidents de maisons de titres, trop visiblement compromis »67. Pendant la décennie 80, certaines entreprises s'accommodent d'ailleurs parfaitement de ce "mécanisme Sokaiya", et engagent des cadres spécialement chargés des transactions avec la pègre financière.

En 1982, on dénombre 6800 Sokaiya qui opèrent sur l'ensemble de l'archipel et extorquent ainsi environ 100 milliards de yens par an. La même année, les autorités nippones décident toutefois de réagir, et amendent un texte dans le Code du Commerce. Cette réforme place désormais officiellement hors la loi, les Sokaiya, et la pratique du racket en entreprise. La nouvelle législation, tout comme la loi antigang promulguée quelques années plus tard en mars 1992, présente de graves lacunes et obtient des résultats décevants :

En premier lieu, elle transforme les Sokaiya-Yakuza en véritables gangsters dans leur manière d'agir et dans les méthodes qu'ils utilisent. Désormais, les Sokaiya ne craignent pas d'utiliser la violence pour leur chantage. En outre, entre le début des années 80 et la fin de la décennie 1990, le nombre de scandales impliquant certains grands noms du monde de la finance, liés à des racketteurs ne cesse de croître.

En second lieu, la réforme renforce les Boryokudan les plus puissants au détriment des plus faibles, qui peu à peu se sont dissous. Au début des années 90, les Sokaiya sont devenus de véritables machines à extorquer de l'argent.

Les Sokaiya dans les années 90

Dans les années 90, les Sokaiya sont devenus des experts en matière de finance. Estimés à quelques 1000 unités, selon le magazine The Economist, ils interviennent dans diverses opérations et utilisent des sociétés écrans pour parvenir à leurs fins. Les Sokaiya aiment traiter en direct avec les niveaux les plus élevés de la hiérarchie des banquiers et des agents de change. Au cours de cette même période, la collusion entre les activités traditionnelles des malfrats et celles des milieux économiques officiels se renforce. Le phénomène est mis en évidence par une nouvelle série de scandales qui s'abat sur l'archipel.

En 1992, c'est une société de grande distribution, Ito-Yokado, qui fait la une des journaux nippons. Elle est accusée d'avoir traité diverses affaires avec des racketteurs affiliés à l'un des plus puissants syndicats du crime, le Sumiyoshi-gumi. En 1992, le président Ito Masatoshi démissionne, après que deux de ses cadres aient été accusés d'avoir versé 236 000 dollars de pots-de-vin aux Sokaiya.

En 1993, ce sont les brasseries Kirin, détentrices de près de 40% du marché de la bière au Japon, qui sont exposées au scandale. Elles auraient versé près de 200 millions de yens à des Sokaiya, également liés au Sumiyoshi-gumi.

En 1996, c'est au tour de la chaîne de grand magasins Takashiyama d'être accusée d'avoir versé, en l'espace de 10 années, près de 800 millions de yens à la pègre. La chaîne aurait en outre donné près de 80 millions de yens à Isao Nishiura, l'un des plus grands patrons du gang Gokuraku-kai d'Osaka, afin qu'il reste en dehors de ses affaires. Le président de Takashiyama démissionne, à la suite de l'arrestation de quatre de ses cadres supérieurs.

En 1997, le fabricant de produits alimentaires Ajinomoto fait l'objet des poursuites de la police pour avoir donné près de 10 000 dollars à la pègre. Ajinomoto plaide également coupable pour avoir participé à l'organisation d'un cartel général destiné à fixer les prix sur les marchés. Le président et le directeur général démissionnent à la suite du scandale. En 1997 toujours, quatre dirigeants de la société Mitsubishi sont arrêtés pour avoir rétribué les Sokaiya sous forme de locations-vacances complètement fictives.

Au début du mois de septembre 1998, un scandale éclate, impliquant cette fois la Japan Airlines (JAL) accusée d'avoir versé 10 millions de yens par an à la compagnie Taihei, société écran utilisée comme dépôt de fonds par la pègre. Malgré des preuves accablantes, les dirigeants de la JAL ne sont pas inculpés. Ils affirment en effet avoir cessé les versements en juin 98, et avoir mis un terme à leur relations avec les Yakuza68. La même année Les firmes Toyota et Nissan, échappent de justesse aux poursuites judiciaires, après que leurs dirigeants aient affirmé avoir cessé de payer les Sokaiya.69

Dans les années 90, de nombreux scandales liés aux Yakuza, impliquent également les maisons de titres et les banques les plus prestigieuses du pays. Au premier plan de ces affaires, on trouve la plus ancienne maison de titres Yamaichi, la maison de titre Nomura Securities et la célèbre banque Dai Ichi Kangyo. Les sanctions prises par les autorités nippones à l'égard des Sokaiya vont peser lourd sur le devenir de ces institutions financières, premières clientes des services des Sokaiya. Seule Nomura parvient à se sortir de la tourmente. La mauvaise publicité, et les sanctions prises par le gouvernement, expliquent les pertes importantes de parts de marché de ces maisons de titres, en faveur des maisons de titres étrangères. Ces dernières parviennent ainsi à contrôler un tiers des transactions sur le marché de la bourse de Tokyo. En 1997, Nomura Securities subit un recul de 3.3%, Daiwa Securities enregistre une baisse de 1.9% et Nikko Securities une baisse de 1.4%.70 La déréglementation financière (« Big Bang ») augmente en outre l'attractivité de l'archipel. GE Capital rachète ainsi, en 1998, le douzième assureur japonais. Merill Lynch annonce, en février 1998, qu'il va créer une société dont le capital oscillera entre 200 et 300 millions de dollars avec la mise en place d'un réseau de courtage de valeurs mobilières. Cette implantation est facilitée par la faillite de Yamaichi. Par ailleurs, le Big Bang financier entraîne la libéralisation progressive des commissions de courtage et la suppression des taxes, facilitant ainsi la pénétration des sociétés étrangères sur le marché boursier japonais.

La mise en faillite de Yamaichi, la plus ancienne maison de titres du Japon71 : après un siècle d'existence, cette société se voit radiée de la bourse de Tokyo, le 27 mars 98. Elle avait déjà subi une suspension de ses activités en novembre 1997. Le gouvernement japonais entend ainsi montrer son désir d'assainir le système financier, en refusant d'intervenir pour aider Yamaichi et Nikko, également en situation critique. Yamaichi subit par là même la plus grande faillite connue par une institution financière, depuis la seconde guerre mondiale. Les dette de la maison de titres s'élèvent à 3000 milliards de yens, sans compter ses deux filiales.

Les scandales exemplaires de Nomura Securities et de la Dai Ichi Kangyo : en 1997, un nombre important de dirigeants de ces sociétés sont arrêtés (l'un d'entre eux s'est suicidé) pour avoir entretenu des relations privilégiées avec Ryushi Koike, célèbre membre des Sokaiya. Ryushi Koike avait en effet acheté 300 000 actions des quatre plus importantes maisons de titres (Nomura, Daiwa Securities, Nikko Securities et Yamaichi ) et 20 000 de la Dai Ichi Kangyo. Le célèbre Yakuza, l'une des plus grosses fortunes du Japon, était évidemment peu enclin à accepter les pertes subies au moment de l'éclatement de la bulle financière. Craignant les représailles des Sokaiya, Nomura et la Dai Ichi Kangyo avaient préféré l'indemniser.

Les méthodes employées par les Sokaiya

En 1997, les 45 plus grandes sociétés du Japon acceptent de réponde à un sondage réalisé par l'Asashi Shimbun. Celui-ci révèle que soixante dix pour-cent de ces entreprises interrogées admettent avoir subi des pressions, sous la forme de menaces de la part des Sokaiya.72

Dans les années 1980, la technique privilégiée par les maîtres chanteurs nippons pour contrôler les sociétés est très simple. Ils achètent des titres. Parfois ils se portent acquéreurs d'un nombre suffisant d'actions, pour proposer leurs propres candidats à la direction générale. Une fois installés dans les sociétés, ils menacent les dirigeants de perturber les assemblées générales des actionnaires s'ils ne consentent pas à leur verser de grosses sommes d'argent.

Dans les années 90 les Sokaiya remodèlent le paysage de la finance en développant de nouvelles méthodes de travail et de véritables "compétences financières"73. Ils prennent part à un certain nombre d'opérations, par le biais de sociétés écrans.

Deux méthodes prédominent :

La pègre intervient sur les marchés financiers par l'intermédiaire de « Raiders ».

Les Raiders lancent des prises de contrôle inamicales sur les sociétés. Il choisissent de lancer ces offensives, en général sur des marchés restreints, afin de faire monter rapidement les prix des titres et de pouvoir créer artificiellement de la valeur pour les actionnaires. Grâce aux ordres (Teppo) passés dans différentes sociétés financières, les Sokaiya maintiennent les cours à la hausse. Ils revendent ultérieurement leurs titres en faisant d'énormes plus-values, et en utilisant les services d'autres sociétés.

La pègre achète en masse des participations dans les sociétés

En achetant, en masse, des actions de grandes sociétés, les Sokaiya parviennent à s'installer dans les conseil d'administration et à y occuper une place dominante. Cette position leur permet ensuite de fixer leurs conditions aux rachats de titres de propriété à des prix qui ne sont pas ceux du marché. Parmi les scandales qui ont illustré ces méthodes, on peut citer celui de la société Kurabo dont la société Tensho a pris le contrôle. Le Raider était Nihon Toshi; quant au dirigeant de Tensho ce n'était autre qu'un malfrat, Kimoto Kazuma, affilié au gang du Yamaguchi-gumi.

La relation Sokaiya-entreprise est très complexe car si, comme nous l'avons vu, l'entreprise utilise les Sokaiya pour faire taire les actionnaires encombrants ou achète le silence des Sokaiya, ces derniers aiment prendre part aux assemblées générales d'actionnaires. Lorsque les entreprises sont saines, les assemblées générales ne durent que quelques minutes. Mais la situation change lorsque des difficultés financières se présentent. Selon le système japonais, les résolutions doivent être adoptées à l'unanimité. En cas d'absence de collaboration des entreprises avec leurs exigences financières, les Sokaiya posent alors des questions embarrassantes et les assemblées générales s'éternisent. Les dirigeants d'entreprises peuvent ainsi se retrouver dans une position très inconfortable vis à vis de l'extérieur.

Les mode de rémunération des Sokaiya

Les Sokaiya sont parvenus en quelques années a se construire de véritables fortunes. Certains d'entre eux accumulent un capital de plusieurs milliards de yens.

Les méthodes des Sokaiya sont de plus en plus complexes et sophistiquées en matière de racket en entreprise. Certaines techniques anciennes ne sont plus aujourd'hui utilisées, telles le «Sokaiya Banzai», qui consistait à faire irruption dans les assemblées générales en poussant le cri "Banzai". L'entreprise se trouvait alors dans l'obligation de payer pour que les troubles cessent et que les intrus quittent les lieux.

La pratique du «black journalism», quant à elle, est toujours très utilisée par la pègre financière.

La pratique du «black journalism»:

Les malfrats publient des feuilles d'informations auxquelles les entreprises s'abonnent à des prix exorbitants. Ces bulletins sont une sorte de magazine à scandales, spécialisés dans la vie des entreprises. Selon les autorités japonaises, 2106 compagnies souscrivaient à ces abonnements en 1990, et un tiers d'entre elles avouait avoir cédé à cette forme de chantage.

Les raisons qui expliquent la place des Sokaiya au c_ur du monde des affaires nippon.

Les liens entre les milieux d'affaires et les Yakuza n'aident en rien la police. En 1996, la police menait une enquête qui révélait que 25% des entreprises sélectionnées sur un échantillon choisi, rémunéraient et se servaient des Sokaiya comme « porteurs spéciaux d'actions».

Néanmoins, à lui seul, le lien entre les milieux d'affaires et la pègre n'explique pas la puissance des Sokaiya. Il existe en réalité des raisons structurelles beaucoup plus profondes.

- L'existence des Yakuza, dans la finance, et sur la place de Tokyo, tout particulièrement, est, selon Raisuke Miyawaki, « enracinée dans la culture japonaise des affaires ».

- La faiblesse des droits des actionnaires.

- Pour les gestionnaires soucieux du bon déroulement de leur carrière et pour certains, proches de la retraite, il est dangereux de créer des problèmes, au risque de compromettre, leur avenir pour les premiers, ou leur prime de départ pour les seconds.

- Des assemblées générales agitées, offrent une très mauvaise image des entreprises au public, et entraînent souvent une chute de la valeur de leurs actions. Les entreprises n'ont alors d'autre recours que de s'assurer le concours des Sokaiya pour assurer l'ordre.

- Il existe une différence fondamentale entre les assemblées des actionnaires occidentales et les assemblées au Japon. En Occident il s'agit de réunions importantes où les actionnaires consciencieux posent des questions. Au Japon, ce sont davantage des cérémonies où les actionnaires ont un rôle de représentation.

- Les méthodes utilisées par les banques sont couvertes par un ministère des finances laxiste.

- La presse subit également les pressions des Sokaiya et se veut plutôt discrète à leur sujet jusqu'au moment il n'y plus d'autre solution que la publication des scandales.

- Selon la journaliste de La Tribune, Sophie Malibeaux, «plus la police intensifie la surveillance, plus la pègre déploie d'ingéniosité pour parvenir à ses fins». La police nipponne est particulièrement passive et ne bénéficierait pas de la coopération des milieux d'affaires à la hauteur de ses espérances.

- Les entreprises nippones ne livrent que très peu d'informations sur leurs activités.

- Le phénomène Sokaiya est socialement accepté.

- La tactique des entreprises, visant à organiser les assemblées générales d'actionnaires, le même jour, afin de limiter les possibilités pour les Sokaiya d'y assister, s'est avérée peu efficace.

- Les racketteurs sont devenus « un mécanisme consubstantiel »74 de la vie des affaires.

La vision actuelle des acteurs économiques, politiques, et sociaux, sur l'ampleur de la puissance des Sokaiya.

En 1999, le très célèbre Sokaiya Ryuichi Koike est arrêté et condamné à neuf mois de prison. Il est accusé d'avoir réussi à extorquer plus de 12.4 milliards de yens à la DKB et aux quatre plus grandes maisons de titres japonaises. Il est également à l'origine de la démission de 31 hauts dirigeants d'institutions financières. L'exploit a été rendu possible, selon les autorités nippones, grâce à des relations très privilégiées avec ses clients.

La prise de décisions et la vision des autorités nippones

Au début des années 1990, les autorités japonaises décident de faire le ménage, en raison de l'accumulation de scandales à répétition qui les embarrasse fortement. Le gouvernement nippon, soucieux du regard porté par les nations étrangères sur l'archipel, multiplie les initiatives. En 1996, 11000 unités de police sont mobilisées pour tenter de surveiller les interventions des Sokaiya lors des assemblées générales des actionnaires. A la fin de l'année 1998, la police nipponne fait état d'un recul notable du nombre des entreprises ayant recours aux malfrats. Selon des sources officielles, environ 2100 des sociétés cotées en bourse ont mis un terme à leurs liens avec les Sokaiya et 330 d'entre elles ont cessé de souscrire des abonnements aux bulletins d'informations édités par la pègre. En 1999, on dénombre seulement 600 racketteurs professionnels.

La vision de certains experts

Certains optimistes pensent que le phénomène Sokaiya a perdu de l'importance. Pour Sophie Malibeaux notamment, « l'utilisation des Sokaiya pour dissimuler les pertes des entreprises est appelée à se marginaliser ». Elle pense également que les actionnaires se montrent moins timides pour s'exprimer. Par ailleurs, en juin 1998, les entreprises se sont publiquement engagées à faire preuve de plus de transparence lors de leurs assemblées, et leurs dirigeants ont signifié leur volonté de résister au chantage de la pègre. D'autres observateurs, un peu plus pessimistes, pensent que la seule perspective de voir disparaître ce milieu mafieux, est l'ouverture du marché japonais à la concurrence étrangère. Les entreprises nippones, alors soucieuses de se monter compétitives, veilleront à la transparence et à la gestion saine de leur entreprise. L'avocat Ishiba Seiji estime, lui, que le phénomène Sokaiya se porte toujours bien. Il affirme que le seul moyen d'éradiquer ceux qu'il appelle des « parasites », serait que les entreprises cessent de dissimuler leurs problèmes et qu'elles fassent preuve de plus de transparence dans leur affaires.

La vision actuelle du patronat

Le patronat affirme se repentir des relations qu'il a entretenues avec la pègre. Quant aux Sokaiya, ils soutiennent n'avoir eu pour seule ambition que la volonté de rendre des services qui leur étaient demandés. Des spécialistes constatent, par ailleurs, que la réforme du Code de Commerce de 1982 et la loi antigang de 1992 se sont révélées inefficaces. La déferlante de scandales qui s'est abattue sur l'archipel ces deux dernières décennies, en a été une preuve.

 

 

Conclusion du chapitre

La crise immobilière et boursière des années 90 a montré à quel point le monde des affaires légales était gangrené par la mafia japonaise. En l'espace de 20 ans, les Yakuza sont parvenus à infiltrer le coeur de l'économie nippone. Ils ont profité de la fièvre spéculative qui s'est emparée du pays, pour se transformer en véritables experts de la finance et acquérir les ressources indispensables pour exercer une influence. Ces positions, conquises tout au long de la décennie, les ont rendus incontournables. Les tentatives du gouvernement nippon pour assainir le système financier se sont révélées vaines. Les Yakuza sont devenus les premiers débiteurs du Japon, accumulant selon les spécialistes 50% des dettes du secteur immobilier (Le magazine Newsweek évoque même les chiffres de 80 à 90%). Même si l'on ne peut vraiment parler de «récession Yakuza», il est certain qu'ils ont joué un rôle important dans le phénomène. Aujourd'hui, le problème, pour les autorités japonaises, reste de parvenir à expliquer et justifier cette situation, vis à vis du monde extérieur.


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52 François Gault, Le Japon au jour le jour, Editions Plon, France.

53Entretien avec Xavier Raufer, février 2000, voir annexe n°3.

54 Thomas Gounet, «La crise au Japon menace le monde capitaliste», Le Monde, 10 avril 1998.

55 Bernard Bernier, «La crise financière au Japon», L'Agora, volume 6, n°1, novembre-décembre 1998.

56 Cette déficience du système financier nippon a ouvert la brèche aux Boryokudan et plus particulièrement aux Sakarin, spécialistes de l'usure et des «prêts requins». Les Yakuza n'ont pas besoin, dans ce business, d'utiliser la violence. Le fait même de perdre la face, au Japon, fait à lui seul l'objet de suicide. Quoi de plus déshonorant que d'avoir des gros problèmes financiers? Les personnes endettées préfèrent s'adresser aux Yakuza plutôt qu'aux banques.

57 Le lecteur trouvera, dans l'annexe n°4, les résultats d'un questionnaire envoyé en février 1999 à 3192 grandes entreprises du Japon qui recense les types de pression exercées, à leur encontre, par les Boryokudan.

58 « Le contrôle de l'immobilier aux mains de la mafia », Courrier International , du 16 au 22 avril 1998.

59 Nicolas Barré, Les Echos, du 26/01/96.

60 Nicolas Barré «Tokyo se résout à créer une structure de sauvetage bancaire sur le modèle américain» Les Echos, 1996.

61 «The war for the bad loan recovery has started», http://www.members.tripod.com, 02.09.96.

62 Interview accordée, le 2 décembre 1996, par le Yakuza, Takayama.

63 La Ligue de Libération de Burako est une organisation dont la vocation est de mettre un terme à la discrimination historique dont est victime, au Japon, le village de Burako.

64 G. Fabre, "Du blanchiment aux crises", Le Monde Diplomatique, Avril 2000, p. 6-7.

65 Ibid.

66Les Echos, n°17428, le 01/07/97.

67 « Les malheurs du système financier japonais », Dossier transnationale.

68 Philippe Pons, «La pègre verrouillait les assemblées d'actionnaires de la Japan Airline», Le Monde, 19 août 1998, p1

69 Sophie Malibeaux, «Scandales, Les firmes japonaises avouent leurs liens avec la pègre», La Tribune, 19.08.98

70 «Les grands courtiers nippons soldent un exercice 1997 tourmenté», La Tribune, 27.04.98.

71 Philippe Pons, «Le Japon tente de faire face au séisme de la faillite de Yamaichi», Le Monde, 25 novembre 1997, p5.

72 Brian Bremmer et Emily Thornton « Blackmail » Business Week 21/07/99. Cf en annexe 4, le sondage de 1999.

73 Philippe Pons, Misère et crimes au Japon du XVIIe siècle à nos jours, Editions Gallimard 1999, p440.

74 Philippe Pons « La pègre verrouillait les assemblées d'actionnaires de la Japan Air Lines » Le Monde, 19 août 1998.