En septembre 1999, Stéphane Quéré et moi-même avons publié dans cette série une note intitulée Machines à sous et criminalisation en France. Notre propos semblait à l'époque plutôt subversif. Observant avec insistance et de longue date la scène criminelle du Midi, cette scène, nous y avions en effet détecté au sein du milieu criminel, l'amorce de deux « guerres » qui finalement, finissent par n'en faire plus qu'une :
· Une guerre territoriale, à l'échelle de tout le grand Sud, de Grenoble à la frontière italienne et de là, jusqu'en Espagne, pour le contrôle d'un nouveau pactole, les machines à sous illégales. Un secteur que des policiers méridionaux ont appelé, d'un trait un peu morbide, le « Triangle de la Mort ».
· Mais aussi une guerre de succession, plusieurs « gros calibres » du Milieu méridional étant « tombés » 1 entre 1996 et 1998.
Nous avons alors signalé l'existence de cette guerre des machines à sous, pour la simple raison qu'elle était bien réelle et même qu'elle s'aggravait sous nos yeux, gagnant notamment la région parisienne.
Or, dans le registre de la santé, que se passe-t-il quand on décide de négliger une douleur un peu lancinante, un mal un peu durable ? Soit cette affection est bénigne et elle finit par passer toute seule ; soit c'est plus sérieux et là, bien sûr, les choses ne peuvent que s'aggraver.
Devant cette aggravation, le ministère de l'Intérieur est sorti de sa (classique) phase de déni du réel. En février 2000, un conseil de « Guerre des baraques » s'est tenu à Marseille, sous la direction du directeur adjoint de la Police judiciaire, Roger Marion. Le patron de l'Office central de répression du banditisme était également présent, ainsi que les 30 principaux commissaires du « Triangle de la Mort ». Désormais, sous l'aiguillon médiatique, la police prend l'affaire au sérieux.
Sur le terrain enfin. Reprenons à grands traits la « nécrologie criminelle » de l'an 2000, pour tenter d'y voir clair, d'esquisser les grandes tendances :
. Janvier 2000 : Marc Monge, 48 ans, le « parrain du Vaucluse », fiché au Grand banditisme (ci-après FGB) est assassiné à Saint-Ouen (93), six balles de cal. 45, tueurs en voiture.
. Le même mois, Roger Spanu, 37 ans, truand marseillais d'envergure, FGB, proche du « Gros Dédé » Cermolacce, est assassiné en sortant d'une pizzeria de Marseille, tueurs à moto, 7 balles de cal. 45. Avec Spanu, on en est à 20 assassinats au compteur depuis mai 1997, registre « guerre des baraques » 2.
. Mars 2000 : Eric Schaeffer, 38 ans, Nîmes, FGB, abattu de 9 balles de gros calibre. « Proconsul » de Marc Monge pour le Gard.
. Juin 2000 : Roger Genérotti, 58 ans, FGB, à Nice ; devant chez lui, tueurs à moto, 13 balles de cal. 45.
. Le même mois, à Nice encore, Camille Panizzoli, 48 ans, FGB, dans les mêmes circonstances que Genérotti, 5 balles de cal. 45.
. Le même mois, en Haute-Corse (village d'Olmi-Cappella), Paul Grimaldi, Corse de Toulon, 49 ans, FGB, est abattu par des tueurs en voiture, au fusil à pompe. Grimaldi était le parrain du fils de Jean-Louis Fargette ; à l'enterrement de ce dernier, il conduisait le cortège, au bras de la veuve.
. Septembre 2000 : à Paris, quartier des Champs-Elysées, Francis Vanvenberghe, 54 ans, FGB, assis dans un café. 9 balles de cal. 45.
. Octobre 2000 à La Valette, près de Toulon (Var). Robert Fargette, frère de Jean-Louis, 43 ans, 2 tueurs à moto à la sortie d'un bar, 15 balles de 9mm.
. Novembre à Marignane (13) : Rafael Liminiana, 42 ans, FGB, caïd des quartiers nord de Marseille et Abdel Djendoubi, 30 ans ; leur voiture est criblée de balles puis incendiée au Molotov-cocktail.
. Le même mois, près d'Aix (13) Jean-Claude Zamudio, 35 ans, patron de boîte de nuit, est criblé de 40 balles de 9mm.
. En décembre 2000, près d'Aix encore, Henri Tournel, 34 ans, truand opérant dans les Bouches-du-Rhône, est retrouvé criblé de balles, dans le coffre d'un véhicule incendié.
Que nous apprend ce survol rapide ?
. Quantité et qualité des victimes ;
. Répartition géographique des assassinats, entre le Triangle de la Mort et désormais, le coeur même de la capitale ;
. Logique d'une guerre d'extermination dans laquelle on s'élimine d'abord à la périphérie (Corse, Var, Nice, le Gard, le Vaucluse, la région parisienne, etc.) avant sans doute de combattre au centre de l'échiquier criminel, donc à Marseille même ;
Tout montre que la guerre s'aggrave depuis notre première note - et que nos constatations de départ étaient justes (voir ci-après le rappel des principaux points de notre note de septembre 1999).
Que va-t-il se passer en 2001 ? Trois tendances lourdes semblent se dessiner :
. La classe politique méridionale et le Milieu local ne sont pas séparés par d'infranchissables parois étanches. Des passerelles existent. On peut parier que les politiciens locaux vont prier leurs supporters criminels de se tenir cois pour les mois qui viennent. Les mitraillades font mauvais effet en période électorale.
. Quand des poids lourds du Milieu sortent de prison, on assiste le plus souvent à une remise généralisée des pendules à l'heure. Or là : Raymond Mihière (« Le Chinois ») est libre. Les frères Noël et Bruno Mariotti sont « dehors ». Roland Cassone est libre. Et de grands avocats marseillais prédisent que l'affaire pour laquelle Antoine Cossu (« Tony l'anguille », époux de Simone Vanverberghe, soeur du « Belge ») est détenu préventif depuis avril 98 (voir note de bas de page), aura du mal à « tenir » judiciairement. Et sa libération éventuelle ne fera rien pour calmer les choses.
. Dans le Milieu et en une période donnée, il y a toujours une force motrice. Celle-ci est en général à base ethnique ou géographique. Dans le demi-siècle écoulé, ont ainsi dominé tour à tour : le Milieu Corse, Nord-Africain, Yougoslave ; en leur sein, des bandes issues du Milieu lyonnais, stéphanois, de la Banlieue sud, etc. Or on constate depuis deux ans l'impressionnante ascension d'une nouvelle génération de gangsters. Soit ils sont issus des bandes de banlieues et sont dans ce cas souvent maghrébins ; soit de clans gitans sédentarisés très fermés, quasi impénétrables, de l'est de l'île-de-France (Seine et Marne, etc.).
Caractéristique commune : c'est un grand banditisme de zones « hors-contrôle ». Les cités dont proviennent les premiers, le « territoire » des seconds sont le plus souvent hors d'atteinte réelle des instances de répression. Les malfaiteurs issus de ces zones ont un profil psychologique particulier :
. Leur logique est prédatrice, tribale et territoriale : ils évoluent dans un monde où il y a « leur » clan, « leur » territoire et où tout le reste n'est que proie éventuelle,
. Ils sont dépourvus de tout frein moral et tuent aisément, parfois de façon inconsciente,
. N'ayant jamais connu la moindre contrainte sociale réelle, ils font régner la terreur sur leurs propres familles, leur voisinage, etc. Ils se comportent en cas de traque comme des fauves et sont prêts à tout pour ne pas être arrêtés - y compris à abattre à la moindre menace tout policier ou gendarme qui tenterait, ne serait-ce que de contrôler leur identité - voir de pénétrer sur « leur » territoire.
Ces prédateurs ultra-violents sont les plus récentes « vedettes » du fichier du Grand bandistisme. Dans plusieurs des assassinats évoqués ci-dessus - et détaillés plus bas dans notre « nécrologie criminelle méridionale », on voit planer l'ombre redoutable de bandes constituées de tels éléments.
1
En avril 1998, l'opération "Topaze" fait "tomber" nombre des grands
truands du Midi : Tony Cossu, Pascal et Franck Perletto de Toulon, Jean-Claude
Kella, ancien de la French connection, Richard Dubrou et Jean-Pierre Gandeboeuf,
ex-"gang des Lyonnais", proches de Cossu. Pour la PJ marseillaise, tous
ces voyous étaient en passe d'acheter une cargaison de cocaïne
au narco mexicain Hermillo Carrillo Rodriguez. La même année,
tombe un autre "homme de poids" marseillais, André Cermolacce, "Le
gros Dédé". En 1996 déjà un autre truand marseillais,
Raymond Mihière dit "Le Chinois" avait "plongé" à
Barcelone. D'où, logiquement, une guerre de succession.
2
Les principales victimes : mai 97, Jeannot Toci ; septembre 98 : Charly
Lecouls et Sauveur Manzo ; octobre 99, « Petit Paul » Farrugia.
Tous abattus dans le Triangle de la Mort.